Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ceux de l’espèce, ni ceux de l’espèce contrarier les intérêts de l’individu. Ils semblent quelquefois s’opposer, et une certaine philosophie semble avoir pris à tâche d’exagérer l’opposition et d’exaspérer le conflit. « Les poissons, a-t-on dit, sont déterminés par la nature à nager, et les grands sont déterminés à manger les petits. C’est pourquoi l’eau appartient aux poissons, et les grands mangent les petits de droit naturel. Il suit de là que chaque être a un droit souverain sur tout ce qu’il peut… Et nous n’admettons à cet égard aucune différence entre les hommes et les autres êtres[1]. » Mais ce raisonnement de Spinosa, comme tous les raisonnemens du même genre, n’a quelque apparence de logique et de vérité que dans l’hypothèse de l’absolue fixité des espèces. Les espèces varient-elles ? et en variant, se perfectionnent-elles quelquefois ? Le raisonnement en ce cas n’est pas moins arbitraire et ruineux que cynique. L’institution sociale ne peut avoir d’autre objet que de tendre au perfectionnement de l’espèce, et l’individu n’en saurait avoir d’autre que de tendre au perfectionnement de l’institution sociale. Intellectuelle ou physique, toute dégradation de l’individu, — non seulement toute dégradation, mais son obstination même à persévérer dans son être actuel, tel qu’il est, sans y rien vouloir corriger, — ralentira, retardera, compromettra, quand elle ne l’arrêtera pas, l’évolution de la société. Mais si quelque autre catastrophe interrompt et vient comme à paralyser l’évolution sociale, c’est dans son propre développement que l’individu se trouvera lui-même empêché. La « théorie de la descendance », en ramenant au même principe, — qui est de triompher de l’animalité, — le « devoir individuel » et le « devoir social, » n’a certainement pas mis terme à l’éternel conflit de la communauté et de l’individu. Mais n’est-ce pas quelque chose qu’elle nous ait désappris d’y voir une « loi de nature » ? et au contraire qu’elle ait identifié les conditions du progrès individuel avec celles du progrès social, en les identifiant elles-mêmes avec la loi constitutive du « règne humain » ?


II

Il suit de là que le seul genre ou la seule forme de « progrès » qui mérite vraiment d’être nommée de ce nom, c’est le « progrès moral ». Apportons-en quelques exemples. On lit dans un livre

  1. Spinosa, Traité théologico-politique, ch. XVI. « Pisces a Natura determinati sunt ad natandum, magni ad minores comedendum ; adeoque pisces summo naturali jure aqua potiuntur, et magni minores comedunt.