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à ses héritiers. Et, de même qu’elles sont au fond de nos lois révolutionnaires, ce sont bien elles que l’on retrouve à la source première de nos utopies socialistes.

À la vérité, je ne crois pas que personne osât de nos jours les soutenir publiquement. Les excès de la Révolution, les guerres de l’Empire, cinquante et quelques années d’agitations politiques nous ont ramenés, depuis Diderot, à une vue plus juste, ou moins optimiste de l’humanité. Les grands écrivains catholiques du commencement du siècle, Bonald, Lamennais, — le Lamennais de l’Essai sur l’Indifférence, — Joseph de Maistre, y ont contribué pour leur part, ce dernier surtout, dont on oublie trop souvent qu’il nous a laissé, — dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, — le plus beau tableau qu’il y ait de la « concurrence vitale »[1] et le plus dramatique. D’autres ensuite sont venus, Taine par exemple, et même Renan, qui, dans leurs Origines de la France contemporaine, ou dans l’Histoire d’Israël, pour nous montrer « l’homme de la nature » dans la vérité de son attitude, n’ont eu qu’à s’approprier les derniers résultats de l’anthropologie préhistorique[2]. Mais ces résultats n’ont eux-mêmes été rendus possibles que par « la théorie de la descendance, » et c’est bien elle qui a, comme nous l’allons voir, achevé de ruiner la doctrine de « la bonté naturelle de l’homme. »

Si nous descendons en effet du singe, ou le singe et nous d’un ancêtre commun, et cet ancêtre à son tour de quelque origine d’autant plus « animale » qu’elle est supposée plus lointaine, ne faut-il pas qu’il y ait quelque reste en nous de toutes les formes que nous avons traversées avant de revêtir celle qui est aujourd’hui la nôtre ? Vitium hominis natura pecoris, a dit saint Augustin : « Ce qui est vice en l’homme est nature en la bête. » Nos mauvais instincts sont en nous l’héritage de nos premiers ancêtres. Mais à quel titre et de quel droit les appelons-nous « mauvais », sinon parce qu’ils nous empêchent de nous dégager entièrement de notre animalité foncière ? ou encore, et d’après la « théorie de la descendance », parce que nous ne sommes devenus hommes qu’à mesure, et dans la mesure même où nous avons jadis réussi à les surmonter ? C’est pourquoi, tous ceux qui pensent qu’il importe à la morale de s’appuyer sur l’idée de la perversité native de l’homme

  1. Les Soirées de Saint-Pétersbourg. Septième entretien.
  2. Comme il se trouvera peut-être quelqu’un pour me demander où Renan a exprimé ses idées sur ce point, on me saura gré de le lui dire sans plus attendre : « Il faut se figurer la primitive humanité comme très méchante. Ce qui caractérisa l’homme pendant des siècles, ce fut la ruse, le raffinement qu’il porta dans la malice, et aussi cette lubricité de singe qui, sans distinction de dates, faisait de toute l’année pour lui un rut perpétuel. » Histoire d’Israël, t. I, p. 4.