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l’esprit se vengera des dédains qu’on lui témoigne, si l’on commet la faute de ne plus croire à sa vertu souveraine, de ne pas s’adresser à lui, qui seul pourtant peut opérer le miracle de changer en armée l’immense et flasque multitude de nos soldats. Qu’une armée soit une âme, — âme multiple et une, ardente et vibrante, irrésistible quand certains souffles passent sur elle et la soulèvent : c’est là un enseignement spiritualiste qui découle avec assez d’évidence, il me semble, de l’histoire de Napoléon, comme de celle aussi de la Révolution.

En 1812, la Grande Armée est détruite. On le croit du moins : et l’Europe, délivrée du cauchemar de cette héroïque geôlière qui la tenait aux fers, tressaille d’espérance. Erreur ! Le désastre a épargné le cerveau brûlant d’où la Grande Armée est sortie comme une lave. La Grande Armée, c’est la pensée, c’est l’âme, — il me faut bien revenir toujours à ce mot, — l’âme de Napoléon, et Napoléon n’est pas mort. Il revient, il rapporte une étincelle du feu sacré qui embrasait les légions invincibles que la morne Russie lui a prises. Et cette étincelle suffit. Mise au cœur des conscrits de 1813, elle fait de ces enfans des héros. Du tombeau glacé où gît la Grande Armée, surgit soudain une autre Grande Armée, sublime comme l’ancienne. Le brasier qu’on croyait éteint, — et qui ne l’était pas, puisque Napoléon, principe de cette flamme, vivait encore, — se ranime et flambe de nouveau. Et la coalition terrifiée se demande, à Lützen, à Bautzen et à Dresde, si ce ne sont pas les soldats d’Austerlitz et d’Iéna qu’elle retrouve devant elle.

Avec ce seul mot : la Patrie en danger, la Révolution avait accompli déjà des prodiges de même ordre et non moins étonnans que celui-là. La Patrie en danger ! Mot magique qui volait sur les ailes de la Marseillaise, — glaive flamboyant que les quatorze armées de la République portaient devant elles, et à l’approche duquel les armées ennemies fondaient comme la neige au soleil !

Et si l’on me demande maintenant pourquoi j’aime, pourquoi j’admire la Révolution et Napoléon, — j’espère qu’aucun esprit assez court ne se rencontrera pour être surpris de me voir associer dans un même culte cette grande chose et ce grand homme, — je répondrai simplement qu’entre autres raisons que j’ai de les admirer et de les aimer, il y a celle-ci : que la Révolution et Napoléon ont rendu à une doctrine philosophique qui m’est chère le service de prouver par d’immortels exemples la toute-puissance, aujourd’hui méconnue, de l’idée.


George Duruy.