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lanterne ! » criait-on de toutes parts, « à la lanterne, l’aristocrate ! » On se disposait à l’y accrocher, lorsque Marat perça la foule, en disant : « Qu’allez-vous faire d’un aristocrate aussi méprisable ? Je le connais. » Il le saisit, et, lui donnant un coup de pied au derrière : « Voilà, dit-il, une leçon qui le corrigera. » Le peuple battit des mains, et l’aristocrate se sauva à toutes jambes.

La mort même de Marat, ont dit ses défenseurs, n’a tenu qu’à un mouvement de générosité. Charlotte Corday se présenta chez lui et elle demanda à lui parler. On lui répond qu’il est dans son bain et malade. Elle lui fait dire qu’une dame malheureuse vient réclamer sa protection et son humanité. C’est sur ces paroles rendues à Marat qu’il ordonna qu’elle fût admise. « Le malheur, citoyenne, lui dit-il en la voyant, a des droits que je n’ai jamais méconnus : asseyez-vous. » C’est alors que Charlotte Corday tira son poignard et acheva celui qui serait peut-être, quelques jours plus tard, mort de maladie. Quelle série d’événemens bien différens, si elle avait accordé la préférence à Robespierre !…

Marat donnait aux pauvres tout ce qu’il possédait : il est mort insolvable, ayant épuisé tous les bénéfices provenant de ses ouvrages et de ses journaux politiques, qui avaient eu beaucoup de vogue. J’ai peine à me rendre compte qu’un homme qui a montré parfois des actes et même des élans de sensibilité, ait débité des discours et tracé des pages qui feront à jamais frémir les siècles.

Au surplus, puisqu’une ressemblance très réelle de Bonaparte avec Marat vient de me reporter un moment sur celui-ci avec quelques détails, la suite des événemens pourra mettre le lecteur à même de continuer le parallèle ; et s’il est d’abord constant que la férocité de Marat, plus violente ou expressive, a été moins personnelle et plus désintéressée que celle de Bonaparte, on pourra juger par les faits, et leur ensemble récapitulé, lequel des deux personnages en intensité et en quantité numérique aura été le plus coupable envers l’humanité et le plus funeste à la société et à la liberté.

Ma prédilection pour Bonaparte fit taire ses ennemis. Cependant le Comité de salut public, appréciant la justesse de nos réflexions sur l’incapacité de Carteaux et de Doppet, les remplaça tous les deux par le général Dugommier. Bonaparte se trouvait présent à l’arrivée du nouveau général en chef, au moment où il venait prendre le commandement militaire. Eminemment capable, non moins loyal et généreux que brave, Dugommier accorda de suite la plus grande confiance à celui qu’il appelait, et qui s’honorait lui-même de son nom : « Mon petit protégé. » Bonaparte