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J’apaisai les préventions de Saliceti ; je lui donnai, devant tout le monde, des preuves de ma bienveillance, et l’autorisai à achever la construction de sa batterie. Pendant les préparatifs du siège, nos conversations furent fréquentes. Bientôt admis à ma table, il fut toujours placé à côté de moi. Nous sommes en général portés à la bienveillance et presque à une certaine admiration même pour l’homme qui dans un physique faible déploie plus de force que ne semble lui en avoir accordé la nature. Son âme nous paraît supérieure à son corps, et nous croyons devoir lui savoir gré d’un double triomphe. Indépendamment de cette raison, peut-être réelle à mon insu, une raison toute singulière et dont je ne veux point faire mystère m’attirait vers ce jeune lieutenant d’artillerie. Ce n’était pas seulement, dans sa petite taille, le mérite de cette activité courageuse, de ce mouvement perpétuel, de cette agitation physique qui, pleine d’énergie, commençait à la tête et ne s’arrêtait pas même aux dernières extrémités ! C’était, dis- je, dans tout cet ensemble, une ressemblance frappante avec l’un des plus fameux, ou même le plus fameux des révolutionnaires qui eussent paru sur la scène de la République. Ce révolutionnaire, dont on est impatient de savoir le nom, je n’ai point à hésiter de le nommer, dans l’expression naïve de la franchise qui dicte mes Mémoires. Eh bien ! ce ménechme de Bonaparte, c’était Marat. J’avais beaucoup vu ce dernier sur les bancs de la Convention, et même auparavant ; je ne pouvais pas avoir éprouvé plus d’attrait pour lui que n’en inspiraient et que ne permettaient sa violence perpétuelle et ses appels au carnage ; mais cependant, sans vouloir justifier ni expliquer son système comme publiciste, j’étais loin de croire Marat un diable aussi monstrueux qu’il a passé et qu’il passera toujours pour l’être : et puisque sa physionomie vient de m’être rappelée par l’apparition d’une autre devenue depuis si fameuse, je crois devoir placer ici quelques traits qui reviennent à ma mémoire sur cette première famosité, non supérieure, mais antérieure à celle de Bonaparte.

Lorsque Louvet attaqua Robespierre, Marat, placé sous la tribune, les bras croisés, parlait en sa faveur avec force gesticulations. « Je n’aime pas, dit-il, Robespierre : c’est un orgueilleux, jaloux de domination ; mais c’est un républicain pur, et je dois sous ce rapport le soutenir. Je ne suis pas plus l’ami de Danton. Je veux que les républicains soient sévères : on ne fait rien pour le peuple, et c’est le peuple qui doit consolider la Révolution. Les hommes d’État se disputent à qui sera meneur : ils oublient l’intérêt de la liberté, et n’écoutent que des passions et des intérêts funestes à la République. »