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anse qui dévie le chemin et le serre contre le rocher, la mer libre apparaît, avec les grands navires franchissant le détroit, et le Maroc montagneux qui semble tout voisin. Ceuta, le Gibraltar espagnol, une grosse borne avancée, toute pareille à celle-ci, émerge en face de nous. La pointe d’Europe! Elle est bien nue, bien brûlée, beaucoup moins belle que l’entrée de la presqu’île. Gibraltar se termine par un plateau de roches portant un fort et des casernes, une sorte d’éperon sans un arbre, sans une herbe. L’arête de la montagne s’est constamment abaissée. Elle forme, derrière nous, une falaise à pic, une muraille crevassée d’une centaine de mètres, qui brûle de ses reflets la partie basse où nous sommes. L’aridité de ce paysage est saisissante, et aussi le nombre des sentiers de manœuvre qui s’élèvent en lacets vers les forts invisibles. On ne voit que des poteaux qui prohibent l’usage des sentiers, et des sentinelles, rouges comme de petits pavots, disséminées sur les pentes, pour appuyer la prohibition.

Impossible de revenir par la côte orientale. Il n’existe pas de chemin. La forteresse, de ce côté, tombe à pic dans la mer. Je reprends donc la route de l’Alameda, je traverse la ville, et je descends par la porte qui ouvre sur l’Espagne.

Rien de plus impressionnant que cette sortie de Gibraltar. On découvre, entre deux pointes de baies, la langue de terre qui relie la place aux lointains massifs montagneux du continent. Elle est étroite et verte. Les Anglais y ont établi un jardin avec des palmiers et un champ de courses. Au de la de celui-ci, une ligne macadamisée, coupant l’herbe, marque la fin de leurs possessions. Des sentinelles anglaises s’y promènent, le fusil sur l’épaule. A cinq cents mètres plus loin, seconde ligne de macadam et second cordon de sentinelles, mais, cette fois, sombres de costume, maigres dévisage, espagnoles. Il y a quelque chose de tragique dans cette promenade silencieuse, dans ce guet perpétuel. L’espace compris entre les deux frontières, et qu’on ne peut franchir que le jour, est neutre, et doit représenter, je suppose, le plus petit des États tampons, et le moins peuplé. Ce n’est qu’une prairie.

Maintenant, détournez-vous, et regardez le rocher. Elle est superbe de hardiesse et d’une masse écrasante, cette montagne forteresse! Elle monte d’une seule volée à 430 mètres, grise d’abord, puis blanche, d’une blancheur qui, dans le rayonnement du soleil, devient presque insoutenable. Pour apercevoir ce faîte irradié, il faut renverser la tête, comme pour suivre un aigle. Et dans la falaise qui tourne, qui forme une bosse énorme sur la terre, de petits trous sont creusés, à toutes les hauteurs, qu’on prendrait pour des terriers de bêtes, si les bêtes pouvaient grimper là. Les