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22 octobre.

Je voulais demander au général gouverneur l’autorisation de visiter une caserne de soldats mariés, — ce qui était un rêve assez modeste. Malheureusement, une lettre de recommandation me poursuivait à travers l’Espagne, et ne m’avait pas encore rejoint. J’ai été, ce matin, au palais situé dans la grande rue, et que gardent de beaux soldats rouges à casque blanc, et j’ai exposé mon embarras à l’officier secrétaire de « S. E. sir Robert Biddulph, général des armées de Sa Majesté, vice-amiral et commandant en chef les ville, forteresse et territoire de Gibraltar. » J’ai vu là ce que j’avais déjà pu observer ailleurs : la haute obligeance d’un gentleman anglais vis-à-vis d’un étranger présenté, ou qui simplement pourrait l’être. L’officier a disparu, est revenu :

— Son Excellence est au palais. Si vous désirez lui parler, elle vous recevra volontiers.

Nous pénétrons, mon compagnon de voyage et moi, dans un cabinet de travail où, devant une table chargée de papiers, est assis un homme de grande taille, aux yeux très fins, très vifs et portant les favoris courts et la moustache à peine teintée de gris. Nous causons un quart d’heure. Je rappelle l’excellent souvenir que j’ai conservé de mon séjour à Malte. Le gouverneur se montre très aimable, et me dit :

— Nous commencerons par voir mon jardin, qui n’est pas une merveille, peut-être, mais une curiosité, car c’est le seul de la ville.

Dans le jardin, il y avait des plantes grimpantes à profusion sur les murs du palais, — un ancien couvent de franciscains, — et un tennis, et des charmilles de je ne sais quel arbuste au feuillage menu, qui faisait des ombres transparentes, et des arbres dont plusieurs m’étaient inconnus.

— Celui-ci surtout est fort rare; du moins il atteint bien rarement de pareilles dimensions. — Sir Robert Biddulph désignait un youka de vingt mètres de haut, de trois mètres de circonférence, et enfonçait la pointe d’un canif dans l’écorce d’où s’échappait un filet de sève aussi rouge que du sang.

— La légende lui donne mille ans d’existence, mais je n’affirme rien.

Nous apercevions, de ce jardin plein de fleurs, la montagne de Gibraltar, son pied couvert de verdure, ses pentes si vite redressées, presque verticales, tachées en bas de brousses et d’oliviers sauvages, blanchâtres et éclairées vers le haut par des falaises de quartz disposées en gradins, jusqu’à cette cime longue, en arête, sur laquelle flottait un petit drapeau, aussi menu que ceux des jouets d’enfans.