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Ce coin d’Espagne ressemble si peu à l’Espagne, il a été si fortement modelé par ses maîtres, que le premier sentiment qu’on éprouve est celui d’une admiration véritable pour la puissance qui possède une telle marque de fabrique. Des souvenirs peuvent s’y mêler, et des regrets ; on peut souhaiter, quand on sait ce que coûtent ces mutilations, que Gibraltar rentre un jour dans le patrimoine espagnol, mais l’impression qui saisit, dès le début, c’est qu’on se trouve bien en pays anglais.

Pendant que je flâne dans les rues, devant les étalages des marchands de tabac, dans les boutiques où des Levantins déploient des étoffes brodées d’or faux et des couvertures multicolores, la nuit est venue. Je vais aussi du côté de l’Alameda, qui est la promenade en dehors des murs, vers le Sud, vers la haute mer. Il n’est possible, d’ailleurs, de sortir de Gibraltar que dans cette direction, lorsque le coup de canon a ordonné de fermer la porte qui ouvre sur l’Espagne. Les habitans ont le droit de se répandre sur l’étroite bordure de terre qui longe la baie d’Algésiras. Ils sont prisonniers dans la forteresse, mais la forteresse a un jardin, et ce jardin est exquis. A peine a-t-on franchi les murs qu’on entre dans de grandes avenues que coupent des sentiers tournant parmi des arbres de mille sortes, touffus, libres, et si variés d’aspect que, même la nuit, on devine l’étrangeté des feuillages et la nouveauté des formes. Les plantes trouvent là l’humidité chaude des pays de forêts vierges, et elles poussent follement. Les Anglais se sont contentés de tracer des chemins et de placer, de loin en loin, dans l’épaisseur des massifs, de grosses lampes électriques, dont le foyer est le plus souvent caché et dont la lumière cendre curieusement les sous-bois. On erre dans un paysage fantastique. Les bananiers lèvent leurs grandes feuilles, qui semblent en cristal vert. Des régimes de dattes flambent au-dessus comme des lustres d’or. Les voûtes sont faites de mille draperies tombantes et fines, de branches de poivriers, qu’on suit dans la lueur décroissante venue d’en bas, et qui se perdent dans l’ombre. Une senteur de forêt, chaude et mouillée, monte du sol, et, pour l’avoir respirée, la mer s’est endormie. Elle est là, au bout de tous les sentiers, la longue baie d’Algésiras, argentée par la lune, sans une ride, sans une brume. Les montagnes sont pâles sur l’autre bord. Vers la haute mer, celles du Maroc ondulent au ras de l’eau, et une couleur d’orange, comme celle des sables chauds soulevés par le vent, colore le ciel au-dessus d’elles. Je pense aux grands navires qui passent là, la proue vers l’Orient, dans cette nuit si bleue, si calme.