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— je t’aime mieux que ma mère, — et, si ce n’était un péché, — plus que la Vierge du Carmel. » La réponse de la jeune fille ne vint pas. Je la connaissais pour l’avoir entendue ailleurs : « Si la mer était d’encre; — si le ciel était de papier blanc... » C’est de la simple poésie d’amoureux, indéfinie. Je la trouvai émouvante en ce moment, parce qu’elle me semblait chanter la gloire de Grenade, sa beauté qu’on ne peut dire qu’avec des mots extrêmes.


GIBRALTAR


Gibraltar, 21 octobre.

Après la route de Santander à Venta de Baños, dont j’ai parlé, je n’en connais pas de plus pittoresque que celle de Bobadilla à Gibraltar. Bobadilla, c’est le point de jonction des trois lignes de Grenade, Malaga et Algésiras. Pour se rendre à cette dernière ville, on monte, à Bobadilla, dans les wagons d’une compagnie anglaise, conduits par un mécanicien anglais, traînés par une locomotive qui, au lieu de siffler, pousse, comme un vaisseau, des mugissemens de sirène. On passe au pied de Ronda, la ville haut perchée, célèbre par ses ruines romaines et par ses contrebandiers ; de Ronda qui, jadis, après les courses de taureaux, précipitait les chevaux morts dans le fond des ravins. Le chemin de fer suit, en tournant, le cours des gaves. Mais nous sommes dans l’extrême Sud, et dès qu’un peu de fraîcheur peut faire vivre une racine, les arbres et les fleurs foisonnent aussitôt. La voie traverse des lieues de vergers sauvages, que rougissent les grenades mûres, puis une forêt d’oliviers qui descend vers la mer. Elle s’engage enfin dans une plaine herbeuse, doucement inclinée à la base des montagnes, et tachetée d’innombrables corbeilles naturelles de palmiers nains. Alors, sur la gauche, au-dessus des terres basses, un rocher monstrueux se lève. Il est bleu, à cause de l’éloignement; il a l’air d’une île. On devine qu’il a un éperon dirigé vers la haute mer, mais son dos, qu’on aperçoit d’abord, lui donne l’aspect d’une borne colossale. Sa vraie forme, oblongue, n’apparaît qu’à mesure qu’on s’avance sur la rive opposée. Des semis de points noirs ponctuent la baie entre nous et lui.

Je ne puis détacher mes yeux de cette montagne que rien ne relie à la chaîne, déjà loin derrière nous, des sierras espagnoles, et qui commande en souveraine le paysage de terre et de mer. Le train s’arrête en face, au bout de la jetée d’Algésiras. Un bateau chauffe qui, en trois quarts d’heure, nous transportera à Gibraltar. A l’instant précis où il quitte le quai, une averse torrentielle nous cache l’horizon, et nous force à nous réfugier dans les