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reste pas jusqu’au bout. Mais c’est là le moindre danger de la situation : il y en a d’autres, beaucoup plus graves, qui ne se manifestent pas immédiatement et qui n’en sont pas moins inquiétans.

Le budget a enfin été voté, après le vote de quatre douzièmes provisoires, parce qu’on a pris le parti de l’expurger de toutes les questions qui pouvaient amener de longues discussions et diviser profondément les esprits. On a reculé devant la difficulté ; elle va maintenant se présenter tout entière. Les socialistes et les radicaux disent avec raison que le budget actuel n’est pas un budget de réformes. Le malheur est qu’on a fait croire au pays et à la Chambre qu’il y avait lieu de voter de larges réformes démocratiques, d’autant plus larges, en effet, que personne n’en a encore fixé les limites. M. Jaurès s’est plaint qu’on n’ait pas augmenté les traitemens et les pensions des petits employés. Si c’est là ce qu’il entend par une réforme, elle est au niveau des esprits les plus humbles. Il y a mille et une manières, toutes très simples, de dépenser de l’argent : la seule difficulté est de trouver des recettes correspondantes, mais les socialistes ne s’en embarrassent guère. Leur dessein très réfléchi est de mettre le budget en déficit, afin de faire tomber nos finances dans de tels embarras qu’on ne puisse en sortir que par une refonte totale de notre système d’impôts, et même de notre organisation sociale. Mais qu’ont-ils à proposer à la place de ce qui existe ? Ils ne l’ont jamais dit encore, probablement parce qu’ils ne le savent pas eux-mêmes. La Chambre est malheureusement inexpérimentée, nerveuse, impressionnable, insuffisamment dirigée. On n’a pas voulu constituer dans son sein les cadres d’une majorité vraiment solide. Elle est sujette à des entraînemens. Tel vote inconsidéré peut créer pour l’avenir des embarras presque inextricables. Il sera bien difficile d’établir le prochain budget, et plus difficile encore de le maintenir tel qu’on l’aura établi. Le gouvernement le déposera sans doute à la rentrée des vacances de Pâques. C’est alors qu’on s’apercevra de la confusion qui règne dans les esprits, et, comme on ne pourra pas ajourner de nouveau et toujours les questions, au lieu de les résoudre ou de les écarter une bonne fois, toutes les difficultés qu’on a provisoirement endormies se réveilleront à la fois. Mais à chaque jour suffit sa peine. Pour le moment, les Chambres se donnent à elles-mêmes et elles donnent au pays des vacances qu’elles lui ont bien fait gagner.


FRANCIS CHARMES. Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.