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événemens se sont précipités si vite qu’on n’a pas eu le temps de les prévoir, encore moins d’y pourvoir. Il ne serait pas impossible, en cherchant dans l’histoire de l’Europe il y a quelque trente ans, d’en rencontrer d’autres qui ont pris de même tout le monde au dépourvu. Pour n’être pas intervenu à temps, on s’est trouvé ensuite dans l’impossibilité de le faire utilement. Les événemens avaient déjà trop marché pour qu’on pût en arrêter, ou même en ralentir le cours.

On ne connaît pas encore avec certitude les conditions de paix que le Japon impose à la Chine. Cependant les journaux du monde entier, et surtout les journaux anglais et américains, si on les rapproche les uns des autres, donnent à cet égard des indications qui doivent contenir une grande part de vérité. L’indemnité de guerre s’élèverait à une somme d’environ deux milliards de francs, pour compter en monnaie française. Ce n’est pas ce point qui provoquera les inquiétudes de l’Europe : elles pourraient être éveillées plutôt, et encore dans une mesure assez restreinte, par l’obligation imposée à la Chine de contracter avec le Japon une convention monétaire qui unirait dans une espèce de zollverein ultraoriental les marchés financiers des deux pays. Toutefois, sur ce point, les indications sont encore trop vagues pour qu’on puisse rien préciser. Ce qui intéresse encore plus l’Occident, ce sont les questions territoriales actuellement agitées entre les deux belligérans. Il est désormais certain que le Japon exige la cession de Formose et des Pescadores, ce qui serait, semble-t-il, un avantage suffisant à la suite de cette guerre. Mais le Japon ne s’en tient pas là. Il demande que l’indépendance de la Corée soit reconnue. On s’y attendait : personne n’aurait rien à y redire s’il s’agissait d’une indépendance véritable, d’une autonomie qui devrait être respectée par le Japon lui-même. En est-il ainsi ? Le Japon exige la cession en toute souveraineté de Port-Arthur et d’une partie de la Mandchourie, considérable par son étendue, et encore bien plus par sa situation géographique. Ce n’est pas d’une simple annexe de Port-Arthur qu’il est question, mais d’une large bande de territoire qui, parlant de Port-Arthur, se déroule vers le nord-est et interrompt presque complètement le voisinage de la Russie avec la Corée. Entre les deux pays le Japon introduit un coin massif et solide sur lequel il appesantit la main. Dès lors, la Corée se trouve séparée du reste du monde par une enclave japonaise. Port-Arthur commande à la fois cette enclave terrestre et la partie septentrionale du golfe du Petchili. Il était difficile au Japon de tirer un meilleur parti de la situation que la victoire lui a donnée, mais aussi d’y mettre moins de ménagemens envers certaines puissances. L’indépendance de la Corée ne sera bientôt qu’un vain mot.

En revanche, le Japon s’assure presque la bienveillance d’autres puissances, et même de toutes, dans des proportions à la vérité très différentes, en imposant à la Chine l’ouverture au commerce européen