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énumération. Depuis qu’ils sont devenus les porte-parole de l’auteur, les personnages de M. Dumas ne sont devenus ni moins curieux, ni moins intéressans, ni moins amusans, ni moins émouvans : ils ont seulement cessé d’être vivans.

Ces personnages qui n’ont ni la souplesse, ni la mobilité, ni l’incomplet des êtres animés, M. Dumas les place hardiment, violemment, en dehors de la vie. Il invente pour eux des combinaisons d’événemens qui défient toute vraisemblance. Il arrange des situations qui ressemblent à des gageures. Prenez pour exemple la Visite de noces. Imagine-t-on un scénario plus compliqué, mais surtout plus artificiel ? C’est qu’en effet on n’a pas même cherché à nous donner le change et à produire en nous l’illusion. Nous savons très bien que le monde où se passent ces choses est à cent lieues du monde où nous vivons. Le chimiste voulait reproduire devant nous une expérience : nous l’avons laissé tout à son aise rapprocher les élémens dont il avait besoin. Le moraliste voulait nous faire part des dernières découvertes qu’il avait rapportées d’une enquête menée au fond du cœur de l’homme ; nous l’avons laissé choisir à son gré le cadre qui lui a paru le plus favorable. Que nous importe que ce cadre soit tout de fantaisie si les vérités que l’auteur y fait tenir sont entre les plus douloureuses et les plus poignantes et si jamais on n’avait mieux exprimé l’amertume qui se cache au fond de l’amour ? Pareillement passez en revue toutes les pièces de M. Dumas qui ont suivi. Il n’en est presque pas une où la donnée initiale n’exige de notre part un effort de complaisance, auquel d’ailleurs nous nous prêtons volontiers, décidés que nous sommes à ne pas chicaner avec l’auteur et à lui accorder d’abord tout ce qu’il voudra.

Nous sommes ici dans le monde de la logique. Aussi les lois de la logique y règnent-elles à l’exclusion de toutes les autres. Il n’y a pas de place pour l’imprévu. La liberté en est soigneusement bannie. RI. Dumas déclare qu’avant de se mettre à écrire il faut avoir trouvé déjà le dénouement et le mot de la fin. C’est avouer que toute la pièce n’existe qu’en vue de la fin et que le dénouement qui en est l’âme y crée les êtres et y produit les faits avec un caractère de nécessité. RI. Dumas dit encore qu’un dénouement est un total mathématique : c’est reconnaître que les volontés qui s’additionnent dans ce total ne sont pas des volontés humaines : ce sont des nombres, ce sont des chiffres, ce sont des signes.

On voit comment le désir de développer des théories et de faire triompher certaines idées a fait perdre à M. Dumas le souci de l’observation et l’a déshabitué de regarder dans la vie. Il s’est mis en dehors de la réalité, du jour où il a voulu s’élever au-dessus d’elle et la dominer. Il ne lui demande plus que des renseignemens, comme font