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deux reprises. L’Ami des femmes obtient, à la Comédie-Française, un succès brillant et incontestable. Il le doit en partie à une excellente interprétation. Les deux premiers rôles sont tenus avec une intelligence, une sûreté et une adresse tout à fait remarquables. M. Worms, à force de tact et de justesse, arrive à faire passer ce qu’il y a malgré tout d’insupportable dans le rôle de M. de Ryons. Mlle Bartet, à force de discrétion et de délicatesse, sauve ce qu’il y a de scabreux dans celui de Jane de Simerose. M. Le Bargy n’avait jamais montré plus de véritable élégance et de sécheresse distinguée que dans le personnage de M. de Simerose. M. Berr a su dire, avec une intensité de comique et une ampleur très réjouissantes, la tirade fameuse de M. de Chantrin, l’homme à la belle barbe. Mme Pierson, sous les traits de Mm » Leverdet, Mlle Muller, dans le rôle de la jeune Balbine Leverdet, et Mlle Marsy elle-même, dans celui de l’éclatante Mlle Hackendorf, méritent d’être louées. Le seul M. Raphaël Duflos, exagérant encore les côtés déplaisans du rôle de M. de Montègre, a mis une fausse note dans cet excellent ensemble. — En revanche, la Princesse de Bagdad n’a trouvé au Gymnase qu’une interprétation des plus défectueuses. Mme Jane Hading, dont la voix est si sèche au premier acte et le jeu si agité aux deux suivans, manque totalement de la liberté d’allure et de l’emportement hautain, de la fantaisie, si l’on veut, et du lyrisme, sans lesquels on ne peut pas même aborder le rôle excessif de Lionnette de Hun. M. Dumény est lourd et commun dans le personnage du mari. M. Galmottes est gêné, timide el froid dans celui de Nourvady. En dépit des acteurs la pièce a passé sans protestations ; elle a intéressé à partir du second acte, elle a ému au troisième. On ne refuse plus d’y reconnaître certaines qualités qui sont de premier ordre, et que jadis la Revue avait été presque seule, dans toute la presse, à signaler[1].

Seulement il convient de rechercher de quels élémens est fait ce double succès. Qu’est-ce qui, dans l’Ami des femmes, séduit le public d’aujourd’hui ? C’est d’abord le dialogue éblouissant d’esprit. De l’esprit, M. Dumas en a jeté à pleines mains à travers ces cinq actes, du plus paradoxal et du plus judicieux tout ensemble, du plus léger et du plus solide tour à tour, toujours du plus incisif, du plus imprévu et du plus personnel. Cet esprit de M. Dumas, en dépit des années auxquelles d’habitude l’esprit ne résiste guère, est resté comme il restera sans doute, aussi jeune qu’au premier jour. C’est un charme auquel on ne résiste pas. Et peut-être est-ce une réponse suffisante à l’adresse de ceux qui voudraient réduire le dialogue du théâtre à la banalité de la conversation ordinaire. — Ce sont ensuite les personnages épisodiques. Le ménage Leverdet, avec la légèreté incorrigible de la femme,

  1. Voir le numéro du 15 février 1881.