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bonnet d’uniforme. La plupart appartiennent à de bonnes familles, nombre d’entre elles étant du Sud, ruiné par la guerre. Elles sont bien payées ; leur demeure, indépendante du reste de l’hôpital, est plus que confortable ; on y trouve la même élégance que dans les collèges : salons garnis de fleurs, salles à manger qui n’ont rien de commun avec le réfectoire vulgaire, vastes chambres joliment meublées. Dans une de ces chambres, je lis, attachées au mur, les paroles suivantes : — « Rappelons-nous que le moment qui fuit ne reviendra jamais et qu’il faut l’employer de quelque façon au bien d’autrui, car l’occasion perdue ne se retrouve plus ; on ne passe pas deux fois par le même chemin. » La surintendante des infirmières est aussi la principale de l’école où elles prennent leurs degrés après deux ans d’étude : cours et conférences par les plus excellens professeurs. La classe de cuisine spéciale a une grande réputation.

Une Virginienne au type de princesse, dont les yeux de velours noir expriment une langueur que semble démentir son infatigable activité, me dit en souriant : « Dans le Nord, n’est-ce pas, on nous trouve si paresseuses ! » Dans le Nord on attribue bien d’autres défauts aux dames du Sud, et celles-ci rivalisent d’injustice avec les dames du Nord. Les dernières inimitiés politiques subsisteront certes entre ces deux camps féminins. Mais, quoi qu’on ait pu me dire, je crois que très souvent il y avait des trésors de charité chez les propriétaires d’esclaves. Il me suffit pour acquérir cette certitude de suivre la belle infirmière virginienne de salle en salle jusqu’à la chambre où deux pauvres nègres achèvent de mourir. Couchés sur le dos, immobiles, la blancheur immaculée des draps tranchant sur leur teint d’ébène terni, ils n’ont même plus la force de rouler les yeux, ces yeux africains incomparablement beaux quand l’expression grave de la fin prochaine y a remplacé une certaine mobilité animale. Les lèvres tirées sur les dents éblouissantes ont perdu leur épaisseur ; les pommettes saillent comme si elles allaient percer la peau. Penchée sur l’un d’eux, la jeune nurse redresse ses oreillers en lui adressant quelques mots de la voix douce qu’aurait une mère pour parler à son enfant.

— Ainsi, lui dis-je, malgré tous vos préjugés de race, vous n’éprouvez pas de répugnance à toucher, à servir les nègres ?

— Moi ! répond-elle avec étonnement : ce sont mes malades préférés. Je n’ai jamais parmi eux rencontré un ingrat.

Et je jurerais que, née quarante ans plus tôt, elle les eût soignés de même sur sa propre plantation.

Nous allons dans une salle voisine trouver d’autres nègres qui commencent à se lever après la fièvre typhoïde : ceux-là