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mêmes que les nôtres, me dit avec beaucoup de simplicité cet Indien converti et civilisé.

J’en causai depuis avec miss Fletcher qui m’a démontré que mœurs et croyances changeaient d’une tribu à l’autre, mais qu’en effet les Indiens n’adoraient pas la nature de la manière que nous supposons. Ils l’ont appel à ses forces dans leurs cérémonies : la terre, les quatre vents, le soleil, la lune, les étoiles, les divers animaux exprimant tous une vie et un pouvoir mystérieux dont l’Indien se sent environné, possédé, qu’il redoute confusément et avec lequel il voudrait se créer des relations amicales. Au fond de tout cela, selon miss Fletcher, on trouve un vague, très vague sentiment d’unité. La vie de l’univers n’a pas été pour l’Indien analysée, clarifiée ; c’est une forme occulte envisagée avec crainte. Les fascicules ethnographiques de miss Fletcher cependant, tout en me renseignant admirablement sur les tribus livrées à elles-mêmes, ne me préparèrent que fort peu à ce qui m’attendait dans la curieuse école de Carlisle.

J’y arrivai de grand matin afin de pouvoir assister aux classes qui n’ont lieu qu’au commencement du jour, partagé entre l’étude et le travail manuel. À peu de distance d’une jolie ville, au milieu des meilleures influences agricoles et industrielles, se dressent les grands bâtimens épars, gaiment décorés de vérandas qui couvrent l’enceinte d’un ancien blockhaus où jadis les premiers colons du voisinage venaient chercher refuge contre les attaques de ces mêmes aborigènes dont les petits-fils s’instruisent ici dans les arts de l’homme blanc. Pendant la guerre de la Révolution, le blockhaus devint un lieu de détention pour les prisonniers ; le corps de garde qui reste de ce temps-là fut construit par les Hessois battus à Trenton en 1776. Les casernes qui s’élevèrent depuis, et qui servaient de point de départ ou de rendez-vous aux troupes américaines durant les guerres avec l’Angleterre, le Mexique, etc., furent brûlées par les confédérés à la veille de Gettysburg, puis reconstruites pour loger une école de cavalerie. Elles étaient redevenues sans emploi quand le gouvernement y établit son école indienne. On dirait un village derrière la haute palissade environnante. Je me rends droit à la demeure du surintendant et, au seul nom de miss Fletcher, je suis cordialement reçue par le capitaine Pratt, dont la physionomie napoléonienne me frappe au premier aspect ; un Napoléon très américanisé sans doute et de stature athlétique ; mais il doit avoir le sentiment de cette ressemblance, la mèche ramenée sur son front l’atteste. Je remets à plus tard de faire connaissance avec la femme intelligente et dévouée qui l’assiste dans sa tâche, et,