Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/819

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas, sont disposés à le faire, serait une indignité de plus. D’ailleurs le mariage céleste demeure au fond la pierre angulaire de l’église mormonne ; ils en suspendent la pratique pour se garder contre les lois humaines et entrer en sympathie avec le reste du pays, voilà tout. Certes le mormonisnie n’est plus ce qu’il était quand je lis connaissance avec lui en 1883 ; il se modifie tous les jours grâce aux chemins de fer. aux écoles, à la presse, à l’affluence des Gentils ; le gouvernement aurait tort cependant de se fier à des gens qui, par leur nombre, représentent en matière politique un terrible levier : songez donc qu’ils tiennent la balance du pouvoir dans le Wyoming, l’Idaho, le Colorado, avec une croissante majorité en Utah, sans parler des Mormons de l’Arizona et du Nouveau-Mexique, du Montana et de la Californie. Ils auraient vite fait de devenir maîtres au cœur du continent ! »

On voit que l’intelligence de la politique n’est pas refusée aux Américaines, bien que, règle générale, elles la mettent sous le boisseau, leur sons pratique très aiguisé les engageant à ne rien entreprendre en pure perte. Mais Kate Field sait qu’elle peut se faire entendre, elle parle donc, elle parle beaucoup, hardiment, librement, avec une facilité singulière, que ce soit de bouche ou la plume à la main. Il y aurait à faire un joli croquis d’elle, assise devant son pupitre, au milieu d’une litière de papiers répandus sur tous les meubles, entre quatre murs couverts de pochades et d’esquisses qui font penser à un atelier autant qu’à un cabinet de travail. Il est, ce cabinet d’artiste, haut perché comme un nid d’hirondelle, au sommet du grand bâtiment qu’on appelle le Shoreham ; tous les bruits y montent, saisis au vol par celle plume alerte, attentive, toujours en mouvement. La personnalité fine, nerveuse, fureteuse, un peu bohème de Kate Field semble planer ainsi sur Washington mondain, l’œil et l’oreille au guet, prête à vibrer au moindre souffle et armée en guerre avant toute chose contre l’hypocrisie et le convenu. Que cette double qualité porte bonheur à son petit Washington, ennemi des Mormons et ami de la France !

Aux séances du Congrès et du Sénat où j’étais assidue, j’ai cherché à reconnaître le type de femme que nous a présenté naguère un romancier de talent qui tient ses états à Washington, Mrs Hogdson Burnett, le type de la lobbyiste[1], de l’entremetteuse, professionnelle ou non, qu’utilisent pour traiter les affaires de pots-de-vin et autres besognes véreuses des mains

  1. Voyez, dans la Revue du 1er  mars 1890, Through one administration.