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mieux fait la guerre ne parvinrent pas à empêcher qu’il ne se substituât peu à peu à des pratiques qui ne vivaient que par la tradition. Lorsque à diverses époques on procéda à la révision du règlement, ce ne fut pas pour en renouveler les bases ou en modifier l’esprit ; ce ne fut que pour y introduire de légères modifications, y faire des rectifications de détail, d’insignifiantes retouches.

« Nous n’avons rien changé ni au plan ni à l’esprit de l’ordonnance de 1791 ! » disait en propres termes le rapport de la commission chargée de rédiger le règlement de 1831. — « La commission n’a rien eu à changer au plan et à la division de l’ordonnance de 1831, » disait à son tour la commission de révision de 1862. — « Le décret de 1862, écrivait le général Trochu en 1867, venu après les guerres de Crimée et d’Italie, après les perfectionnemens apportés à l’artillerie et à l’armement de l’infanterie, reproduisit tout l’appareil de l’ordonnance de 1831. Les manœuvres processionnelles subsistaient dans leur nombre infini, et avec leurs complications, même avec des complications nouvelles, inattendues… ; » et il ajoutait : « Aujourd’hui nos généraux et nos chefs de corps se présentent à l’ennemi la tête pleine de formules, c’est-à-dire pleine des 846 articles du règlement des évolutions de ligne, la plupart inexécutables à la guerre. »

Déjà Morand avait écrit dans son Armée selon la charte : « Les manœuvres actuelles ne peuvent être sans grand danger faites devant l’ennemi. En les employant, il arrivera ce qui est arrivé cent fois : le massacre des bataillons. » Duchesne, également, avait dit, dans son Essai sur l’infanterie légère : « Presque « toutes les évolutions de ligne ne sont que de belles parades… Notre ordonnance, compilée avant la Révolution sur les manœuvres que le roi de Prusse faisait exécuter dans ses camps, peut-elle s’appliquer à notre genre de guerre actuel ? » Et il s’écriait, sans être démenti : « Quel général, quelque manœuvrier qu’il soit, pourrait dire qu’il a fait agir ou combattre une division ou même une brigade par les manœuvres de l’ordonnance ? »

Tous les officiers qui écrivirent à la suite de nos grandes guerres présentèrent les mêmes affirma lions et les mêmes plaintes. Rien n’y fit, le règlement de 1791 resta immuable.

C’est alors que naquit et s’enracina dans l’esprit de nos officiers cette singulière opinion, que la pratique différait essentiellement de la théorie ; que le premier soin à prendre en entrant en campagne était d’oublier ce qu’on avait appris en temps de paix ; de faire exactement le contraire de ce qu’on avait pratiqué jusqu’alors ; — étrange, mais désastreuse conviction, car elle autorisait la paresse et justifiait par avance toutes les ignorances !