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et qui, dès l’année 1848, m’a mis dans le bon chemin, à savoir dans la voie de l’attachement à la maison régnante. » En France, tout le monde aujourd’hui est plus ou moins officier dans la territoriale : sous ce rapport, nous n’avons rien à envier à l’Allemagne, et nous possédons sans doute en germe toute une moisson de Bismarck ; mais le vieux chancelier nous regarde en pitié parce que nous n’avons plus de maison régnante. « D’où voulez-vous, a-t-il dit, que vienne le signe autour duquel on sonne le ralliement ? Cela reste toujours sujet à des contestations. » On pense bien que nous ne discuterons pas en ce moment la thèse de M. de Bismarck : il y a lieu seulement de remarquer l’intention peu obligeante qui la lui a inspirée. A-t-il voulu, toujours comme officier subordonné, se mettre à l’unisson de la pensée impériale et ramener les yeux de l’Allemagne du côté de la France ? Du moins, si sa parole a été dénigrante, elle n’a pas été provocante ; et il n’en a pas été toujours ainsi. L’empereur a rappelé le cri : « Quand même ! » que le brave comte Mansfeld poussait en se jetant sur un ennemi qu’il voyait supérieur en nombre. « Votre Altesse Sérénissime, a-t-il dit, s’est inspirée souvent de ce cri, (notamment à l’époque où feu mon grand-père a dû prendre de graves décisions et où Votre Altesse Sérénissime, en lui montrant fièrement ses officiers, lui a rappelé sa propre épée. » Nous ignorons si l’empereur Guillaume Ier a jamais oublié sa propre épée au point qu’il fût nécessaire de la lui rappeler. Ce que nous savons par ses aveux mêmes, c’est la manière dont M. de Bismarck a dénaturé volontairement, froidement, consciemment, la fameuse dépêche d’Ems, qui a été la cause principale de la guerre de 1870. Il a raconté la scène avec une abondance et une précision de détails qui ne laissent rien à désirer. Il venait de déjeuner avec M. de Moltke et M. de Roon lorsqu’une dépêche d’Ems est arrivée. Elle était conçue en termes modérés et courtois, ce qui désola M. de Moltke. Que fit alors M. de Bismarck ? Imita-t-il le brave comte Mansfeld ? Déclara-t-il qu’il se jetterait « quand même » sur un ennemi supérieur en nombre ? Non : il demanda pour la dernière fois à ses collègues militaires s’ils étaient bien sûrs que la supériorité appartenait incontestablement à l’Allemagne, et, sur leur réponse affirmative, il prit un crayon, biffa, coupa, tronqua dans la dépêche d’Ems de manière à en faire une insupportable provocation à l’adresse de la France. En sortant du cabinet du roi de Prusse, la dépêche respirait la paix ; en sortant mutilée des mains de M. de Bismarck, elle avait l’insolence d’une déclaration de guerre. M. de Moltke s’en montra tout à fait satisfait et courut préparer ses ordres de mobilisation. Est-ce dans ce sens que M. de Bismarck a rappelé fièrement au vieil empereur Guillaume sa propre épée ?

On conviendra que le geste n’a eu rien d’héroïque et qu’il n’offre aucun rapport avec celui du comte Mansfeld. Il en est sorti, à la vérité,