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guerrières. C’est un véritable fourmillement de métaphores à panache, un cliquetis de mots où l’on croit entendre mille chocs d’acier. « L’épée, a dit l’Empereur, a été de tous temps l’arme préférée par le Germain. » Aussi en a-t-il donné une à M. de Bismarck, après y avoir fait graver les armes de l’Alsace-Lorraine, attention tout à fait délicate, mais qui aurait gagné à être plus discrète. Enfin, il lui a déclaré à brûle-pourpoint que ce qu’il admirait et voulait célébrer avant tout en lui, ce n’était pas du tout le grand homme d’État, mais bien l’officier, le camarade, le vieux compagnon d’armes, le colonel d’un régiment prussien. M. de Bismarck en a été, sur le premier moment, si étonné qu’il s’est contenté de remercier l’empereur, en ajoutant que sa situation militaire, relativement à la sienne, ne lui permettait pas d’en dire davantage. C’est en effet la seule altitude qui convienne à l’officier devant son supérieur.

Cela trouble aussi nos idées. Nous connaissions peu le colonel de Bismarck : que n’est-il resté dans son régiment toute sa vie ! On raconte que lorsque le chancelier de fer a été disgracié par son maître, et nommé par lui duc de Lauenbourg, ce qui était, paraît-il, une très grande faveur, il a dit à ses familiers, dans une de ces boutades irrévérencieuses qui lui sont habituelles, que ce titre lui serait effectivement très utile pour voyager incognito. Son grade de colonel pourrait lui rendre à peu près le même service. Comme officier, il a des émules dont quelques-uns ne lui sont pas inférieurs. Pourtant, si le Reichstag avait compris qu’il s’agissait de célébrer seulement le colonel d’un régiment, peut-être, pour faire plaisir à l’empereur, se serait-il prêté plus facilement à une manifestation un peu disproportionnée sans doute avec le mérite militaire du héros de la fête, mais en somme inoffensive. Le Reichstag a vu en M. de Bismarck ce que nous y voyons nous-mêmes et ce qu’y verra l’histoire : l’homme qui, en posant dès les premiers jours de sa carrière politique un certain nombre de questions, a déclaré qu’elles ne pouvaient être résolues que « par le fer et le feu. » Et c’est, en effet, par le fer et le feu qu’il les a tranchées. Aucun respect du sentiment national, aucun ménagement pour les instincts profondément humains qui cherchent depuis cent ans leur expression dans un droit nouveau, aucune générosité pour le plus noble vaincu ne l’ont arrêté ou fait hésiter un moment dans son œuvre implacable. Qu’il ait été très grand par la force de l’intelligence et de la volonté, oui, assurément. Son nom, après celui de Napoléon, sera le plus éclatant du siècle. Néanmoins, son œuvre, qui à bien des égards a ralenti la marche de la civilisation universelle, restera contestée. Elle l’est déjà en Allemagne même, et par l’assemblée qui représente les peuples divers que sa rude et puissante main a unifiés. Et c’est là ce qui était imprévu. Que cette œuvre colossale soulève partout ailleurs d’autant plus de critiques qu’elle y a causé plus d’angoisses