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avait mis en ordre ses papiers et ses livres, avait exécuté dix copies du Misogallo à l’adresse de la postérité ; puis, en attendant la mort, il avait rédigé, en beau latin, les deux épitaphes. Mais il faut avoir sous les yeux le fac-similé de ce document pour voir à quel point Alfieri, dans les circonstances les plus graves, était resté homme de lettres. Ce ne sont que remaniemens, ratures, transpositions de mots d’une ligne à l’autre en vue de l’effet. Alfieri écrit par exemple, dans son épitaphe : Dominantibus idcirco viris — Merito invisus ; mais un scrupule lui vient, il rature la dernière ligne, et écrit : Invisus merito. Dans l’épitaphe de la comtesse d’Albany, trois fois il hésite entre Apud quem et Juxta quem. L’attente de la mort, évidemment, lui créait des loisirs. Et dans le texte même des épitaphes, quelle préoccupation de faire belle figure devant la postérité ! « Ici repose enfin — Victor Alfieri d’Asti, — Amant passionné des Muses, — ambitieux seulement de vérité, — et pour ce motif à tous les puissans — et à tous leurs serviteurs — justement odieux. — Ignoré de la foule — parce qu’il n’a daigné jamais — occuper aucune fonction publique, — mais cher à un petit nombre d’âmes d’élite. » Et dans l’épitaphe de la comtesse, il ne parle encore que de lui : « Pour Victor Alfieri — près de qui elle repose dans ce tombeau — chérie — au-delà de toutes choses — et toujours respectée de lui — et honorée — comme une divinité mortelle. »


En même temps qu’elles témoignent de la haute opinion qu’il avait de lui-même, ces deux épitaphes attestent encore chez Alfieri une connaissance assez restreinte de la langue latine. Mais les temps ont changé depuis sa mort, et la plupart des poètes italiens d’à présent se piquent de pouvoir écrire en latin aussi élégamment que dans leur langue nationale. Il y en a même un qui parait avoir complètement renoncé à l’usage de l’italien ; et c’est en vérité, sinon un grand, du moins un charmant et délicat poète, à en juger par les fragmens de ses poèmes latins que publient les revues italiennes.

Ce poète s’appelle Vitrioli. Il est né en 1818 à Reggio en Calabre, et ses premières œuvres semblaient annoncer à l’Italie un successeur des poètes élégiaques de la Renaissance. Mais peu à peu M. Vitrioli s’est détaché de la poésie italienne ; vivant à l’écart des bruits du monde, entouré des bustes de Virgile, de Cicéron et d’Ovide, il n’a plus d’autre souci que de composer, dans la langue de ces grands hommes, des discours, des églogues, des épigrammes et de courts poèmes didactiques. « Il n’y a de beauté que dans le passé ! » a-t-il dit lui-même. Et c’est pour mieux jouir du passé qu’il a oublié jusqu’à la langue faite par les siècles à ses compatriotes. Son œuvre principale est un poème en trois chants, Xiphias, qui a été couronné d’une médaille d’or par