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communes, et les particuliers ne se firent pas faute de mettre la main sur les domaines publics. Et, d’autre part, les fiefs antiques, débarrassés des servitudes et restrictions qui jadis limitaient le droit de possession, devenus librement disponibles et transmissibles, se changèrent en ces énormes latifondi que nous voyons à présent. » Ainsi disparut ce qui restait encore de la petite propriété ; et les pauvres perdirent les faibles garanties qu’ils avaient gardées jusque-là contre l’avidité et la tyrannie des riches.

Encore cette situation s’est-elle sensiblement aggravée depuis le moment où la Sicile a été annexée à l’Italie. C’est de ce moment que la crise a pris un caractère aigu. « Le développement du commerce et du mouvement des affaires, la création de nouveaux débouchés, en augmentant la valeur des terres, a rendu plus vive la concurrence des cultivateurs et plus onéreuses les conditions de la culture. Déjà l’abbé Balsamo avait prévu que l’élévation de la rente foncière aurait pour effet de renforcer la puissance de la grande propriété. Celle-ci est aujourd’hui plus puissante en Sicile qu’en aucun autre pays de l’Europe. Toutes les terres de l’île, ou à peu près, appartiennent à quelques capitalistes qui, au lieu de les cultiver eux-mêmes, les afferment à des prix hors de proportion avec ce qu’elles peuvent rapporter. Et il en résulte, pour les classes inférieures de la société, une misère et un mécontentement qui iront croissant d’année en année, jusqu’au jour où l’on se décidera à appliquer au mal le seul remède qui puisse le guérir.

Ce remède c’est, on le devine, le morcellement de la grande propriété. M. Ricca-Salerno propose bien d’autres mesures capables, à son avis, de retarder la catastrophe : il voudrait, par exemple, que les cultivateurs siciliens fissent usage des nouveaux procédés agricoles et essayassent de faire rendre à leurs terres plus qu’elles ne rendent à présent. Mais tout cela, il le reconnaît lui-même, ne saurait avoir que des effets passagers. La grande propriété étant l’unique cause du mal, l’unique remède sera dans sa suppression.

Mais il est à craindre que la grande propriété, en Sicile aussi bien qu’ailleurs, ne se laisse pas supprimer sans quelque résistance. C’est de quoi M. Ricca-Salerno lui-même paraît s’être rendu compte. « Il serait enfantin, nous dit-il, de croire que la division et la transformation des latifondi fussent réalisables en peu de temps, sous la seule influence du gouvernement et des lois : ce sont des choses qui demandent beaucoup de temps, le concours de nombreuses circonstances favorables, et la plus large collaboration des particuliers aux efforts de l’État. » Et s’adressant directement aux grands propriétaires siciliens, il essaie de les convaincre de la nécessité historique et économique du morcellement de leurs domaines. Je crains, hélas ! que ces messieurs longtemps encore ne restent sourds à sa voix. Le temps est