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Mais il faut toujours compter avec les fâcheux contretemps, qui dérangent inopinément les combinaisons des plus habiles ourdisseurs d’intrigues. Le prince Charles-Antoine avait écrit un jour à son fils Charles que pour assurer le succès de l’affaire espagnole, il fallait deux choses : « le plus profond secret et une grande promptitude dans l’exécution. » On entendait ménager une surprise à toute l’Europe et surtout à la France. Il fut décidé que l’élection du roi suivrait de très près le retour de M. Salazar à Madrid, et que Prim ne ferait connaître aux Cortès le nom de son candidat que quelques instans avant le vote. Il suffit d’une méprise pour tout gâter. Une dépêche chiffrée fut expédiée de Berlin pour annoncer le jour où M. Salazar rentrerait à Madrid, muni de la lettre d’acceptation du prince Léopold. Comme nous l’apprend le témoin oculaire, on se trompa, en la déchiffrant, sur la date annoncée, et Prim put croire que don Eusebio reculait son départ. Les Cortès, qui depuis longtemps battaient l’eau, étaient impatientes d’entrer en vacances. Prim ne pouvant rien leur proposer sans avoir en main la lettre du prince, se vit forcé d’accéder à leur désir et les prorogea jusqu’au 31 octobre. — « Cet accident, écrivait le prince de Roumanie le 28 juin, remet tout en question, l’élection ne pourra se faire que dans l’arrière-automne ; que de choses peuvent survenir ! » Quand M. Salazar arriva, les députés s’étaient dispersés aux quatre vents. On avait du temps devant soi. Le prince Léopold partit pour la Suisse, et M. de Bismarck, qui était allé se reposer à Varzin, put dire de bonne foi à M. de Schlœzer « qu’il se réjouissait d’avoir un été tranquille. »

Il en devait être autrement. Que se passa-t-il ? Les grandes joies sont toujours bruyantes, et il faut croire que don Eusebio fut indiscret, qu’il ne put se tenir de parler. « Enfin nous avons un roi : ya tenemos rey ! » s’écria un député, et ce cri traversa Madrid comme un éclair. Son secret étant devenu public, Prim prit le parti de convoquer les Cortès en session extraordinaire pour le 17 juillet, et ne crut pouvoir se dispenser de donner des explications à notre ambassadeur. Le 3 juillet, l’agence Havas annonçait à l’Europe la grande nouvelle dont toute la France s’émut. Trois jours après, le roi Guillaume témoignait au prince Charles-Antoine le regret que Prim, qui leur avait tant recommandé le silence, l’eût si mal gardé, et comme tout mauvais cas est niable, et que les rois qui n’aiment pas à répondre des événemens trouvent toujours à qui passer le paquet, il ajoutait avec cette artificieuse bonhomie qui lui était particulière : « Que n’avons-nous pu, comme tu l’avais proposé, nous assurer au préalable du consentement de la France ! Mais l’Espagne nous recommandait le secret, et le comte de Bismarck nous représentait que toute nation a le droit de choisir librement son souverain sans consulter personne. » Quelques jours plus tard, le colonel Strantz dépêché par lui communiquait au prince les notes étrangères et lui remettait une lettre par laquelle le roi déclarait que, si