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permettrait jamais d’échanger sa modeste principauté contre la glorieuse couronne d’Espagne. M. Salazar avait rencontré le mur, il se retourna. Il eut dans l’après-midi une entrevue avec le prince Léopold et sa femme, princesse héréditaire de Portugal. Si peu disposé qu’il fût à dire oui, le prince Léopold ne prononça pas un non catégorique et décisif. Il fit ses conditions ; il ne pouvait accepter si on ne lui donnait l’assurance qu’il n’aurait pas de concurrens et qu’il serait élu à l’unanimité. Cette exigence équivalait à un refus ; pouvait-il ignorer que les Cortès étaient divisées en trois partis irréductibles ? M. Salazar, se le tenant pour dit, prit congé et se retira l’oreille basse, comme un chasseur qui a fait buisson creux. Mais il était homme de revue ; ne se rebutant pas aisément, il se promettait de retourner à la charge. Il y avait quelqu’un qui le voulait.

Cependant il ne reparut pas à la Weinburg, dont il avait gardé un fâcheux souvenir. Il changea de méthode et d’itinéraire. Le 1er mars 1870, le prince Charles recevait à Bukarest la nouvelle que don Eusebio voyageait de nouveau en Allemagne, mais que cette fois il s’était rendu directement à Berlin ; qu’il apportait au roi de Prusse, au prince héréditaire de Hohenzollern et au comte de Bismarck des lettres de la régence, dans lesquelles était exprimé le pressant désir que le prince Léopold acceptât la couronne d’Espagne. Le prince secouait les oreilles, son père attendait pour le presser d’accepter qu’on lui démontrât « qu’un grand intérêt l’exigeait, ein höheres Staatsinteresse. » Il y avait quelqu’un qui devait lui fournir cette démonstration.

M. Salazar s’impatientait. Le père et le fils se transportèrent à Berlin pour régler définitivement la question. Ils furent frappés de l’insistance, de la chaleur, grosse Wärme, avec laquelle M. de Bismarck se prononçait pour l’acceptation. C’était sur un autre ton qu’il avait conseillé autrefois au puîné de se rendre aux vœux des Roumains. Ils sentirent dès les premiers mots combien il avait cette affaire à cœur, l’importance exceptionnelle qu’il y attachait. Il adressa un mémoire au roi pour lui représenter quel intérêt avait l’Allemagne à mettre un Hohenzollern sur le trône vacant, « que ce serait pour elle un avantage inappréciable d’avoir un ami au sud des Pyrénées et sur les derrières de la France, im Rücken Frankreichs. »

Le prince Léopold résistait ; il lui répugnait de paraître attenter au bien d’autrui, de chasser sur les terres des Bourbons détrônés, d’avoir un jour à se défendre contre leurs légitimes revendications. Le prince royal l’encourageait dans sa résistance. « Si le gouvernement prussien, lui disait-il un jour, s’intéresse à cette affaire, c’est qu’il a un but déterminé, einen bestimmten Zweck ; mais garde-toi de croire que plus tard, quoi qu’il arrive, il te prêtera main-forte. » Le roi, lui aussi, abondait en objections, il avait de grands scrupules, et il déclarait s’en remettre à Léopold du soin de se décider, il entendait ne l’influencer