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Aussi n’agréait-il les aventures que sous bénéfice d’inventaire, et après s’être convaincu qu’elles offraient des chances sérieuses de succès ou qu’elles étaient commandées par quelque grand intérêt. Survenait-il quelque accroc, les difficultés semblaient-elles insurmontables, il était prompt à se raviser. Si ambitieux qu’il fût pour sa famille, sa philosophie naturelle lui rendait les renoncemens faciles, lui permettait de jouir de la vie, en dépit du sort qui s’amuse à tout gâter. Quelques années plus tard, devenu infirme, privé de l’usage de ses jambes, condamné à se transporter de chambre en chambre dans une chaise roulante, il gardera sa sérénité, il prendra plaisir à arranger, à orner son château de Sigmaringen, à restaurer son petit théâtre, à surveiller ses ouvriers parisiens, « joyeux lurons, dira-t-il, qui chantent et sifflent tout le jour et n’en travaillent que mieux. » En 1875, il écrira à son fils : « On s’accoutume à tout, il faut se résigner en philosophe à l’inévitable… Les privations forcées et les nouvelles habitudes de vie qu’elles imposent sont souvent une source de nouvelles jouissances. Pourvu que l’esprit reste jeune, on oublie sans peine que le corps pèse. » Il blâmait les jeunes gens qui refusent à la légère une couronne, il les blâmait aussi quand ils étaient inconsolables de l’avoir perdue. Ce père ambitieux était un sage.

Le 16 avril 1866, il apprenait par une dépêche de Bukarest que le suffrage universel avait rendu son arrêt et proclamé son fils prince de Roumanie. Il s’empressa d’en informer le roi, qui écrivit aussitôt au prince Charles : « Ton père t’a sans doute communiqué la dépêche. Tu n’as qu’une chose à faire, c’est de demeurer coi. Je prévois de grandes difficultés ; ni la Russie ni la Porte n’agréeraient un prince étranger. » Le prince Charles, à qui le sang bouillait dans les veines, aurait voulu partir sur-le-champ pour Bukarest. — « Ton sentiment est juste, lui disait son père, mais ton idée est inexécutable au point de vue de la discipline de famille. Je corresponds journellement avec le roi et les ministres, et je me convaincs qu’en effet cette affaire présente quelques difficultés. »

Le roi Guillaume se retranchait dans une désolante réserve, et le prince désespérait d’obtenir jamais de ce juge décourageant l’autorisation formelle dont « la discipline de famille » lui défendait de se passer. Toute sa vie le roi Guillaume a eu l’horreur des responsabilités ; s’il n’avait eu pour ministre un homme qui les aimait passionnément, amoureusement, il serait mort sans avoir rien entrepris ni rien fait. Ses résolutions n’auraient été que des velléités bientôt réprimées par des repentirs. Dans toutes les occasions il voyait surtout les inconvéniens, qui lui semblaient balancer les avantages ; à ses prévisions chagrines se joignaient des délicatesses, des scrupules, qui n’étaient, à le bien prendre, que des perplexités d’esprit, que d’injustes défiances de sa fortune, toujours prête à le combler d’honneurs et de grâces.