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quelque part d’un point précis et fugitif où l’artiste, le poète, le penseur, doit saisir l’idée et le sentiment pour les fixer ou les éterniser, parce que, dit-il, « c’est leur point suprême, c’est l’instant de l’idéal. » Dans l’histoire d’un art ou d’une forme d’art aussi bien que dans la vie d’un artiste, cet instant se rencontre. Il s’est rencontré dans l’histoire de la mélodie italienne, et c’est l’instant où parut Marcello.


IV

L’opéra d’Ariane est une exception dans l’œuvre du maître vénitien. Marcello n’estimait guère la musique dramatique ; il en soutirait avec répugnance les conditions, les nécessités et les compromis. Quant au monde ou au « milieu » du théâtre, nul n’en a plus vivement que lui raillé la vanité, les ridicules et la sottise. Il ne se dissimulait l’infériorité ni du genre ni des gens. Quel mal d’abord la poésie ne peut-elle pas faire à la musique ! « Vains poèmes, écrit Marcello[1], que ceux auxquels la musique de nos jours est obligée de se soumettre ! Loin de faire de la musique notre guide respectable et majestueux vers les spéculations philosophiques, une telle poésie la dégrade, la rend indigne de toute estime (et il est des gens, hélas ! pour s’en réjouir). Dès lors elle n’est plus capable que d’exciter les passions molles et voluptueuses (si encore cela n’arrivait qu’au théâtre, et jamais dans la maison de Dieu ! ) Elle ne sert plus à procurer une délectation honnête et tranquille, à régler les mœurs, à réveiller le courage, ni à inspirer le respect du Très-Haut et des choses saintes. »

Plus que de toute autre poésie Marcello se plaint de la poésie d’opéra. On a publié récemment un prologue satirique écrit par lui à l’occasion et aux dépens d’un certain Pastor fido, arrangé par Pasqualigo d’après le Pastor fido de Guarini, mis en musique par Carlo Pietragrua et représenté à Venise sur le théâtre San Angelo, en 1721[2]. On arrangeait déjà les œuvres des poètes à l’usage des musiciens. On les arrange encore aujourd’hui, et voici, pour les arrangeurs, ce que Marcello pensait de tels arrangemens. C’est l’ombre de Guarini qui parle : « Ainsi, j’entendrai cette gent sotte et vaine chanter, pour le plaisir de scènes corrompues, mon labeur, ma fatigue de tant de jours et de tant de nuits ! O jours, ô nuits mal employées ! ô traces

  1. Préface des Psaumes.
  2. Un prologo e un sonetto satirici di Benedetto Marcello, édités à Venise (Fontana, 1894) par Si. Taddeo Wiel, bibliothécaire de Saint-Marc, à l’occasion du mariage du comte Andréa Marcello avec la comtesse Maria Grimani-Giustiniani.