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A la musique de son époque, Marcello fait en passant encore une critique : il lui reproche d’être vague. C’est de ce moment qu’à plusieurs reprises il caractérise l’art contemporain par opposition avec l’art antique. Si le terme était juste alors, il l’est bien plus aujourd’hui, et l’on pourrait même soutenir qu’il résume un des aspects de l’évolution musicale moderne. Infinie dans ses aspirations, la musique s’est flattée et se flatte chaque jour davantage de l’être aussi dans ses formes. Songez à tout ce que depuis les classiques, non pas même depuis Bach, mais depuis Beethoven seulement, la musique a perdu de sa carrure et de sa plasticité ; combien se sont amollis ses contours et ses arêtes effacées. Plutôt que d’affirmer en quelque sorte, et de définir, comme autrefois, elle se fait gloire d’indiquer à peine et de suggérer seulement. Sa forte réalité, son être naguère si présent et saisissable, se fond de plus en plus en un perpétuel et fuyant devenir. Là est le progrès, disent les uns ; d’autres craignent que là ne soit le péril. En tout cas il est incontestable que le changement est là.

Au contraire, quelle personnalité formelle et quelle objectivité possédait la musique d’un Marcello ! Il est presque superflu de rappeler qu’un des principaux caractères de la Renaissance fut le développement de l’individu. Personne peut-être ne l’a mieux fait voir que Burkhardt. « Au moyen âge, dit-il très bien[1], l’homme ne se cou naissait que comme race, peuple, parti, corporation, famille, ou sous toute autre forme générale et collective. » Il apprit de la Renaissance à se connaître, à se développer sous la forme individuelle, et sous cette nouvelle forme il fallut qu’un art nouveau le représentât. « En Italie la société élégante aimait le chant… mais elle ne voulait pas du chant à plusieurs voix, parce qu’on pouvait bien mieux entendre, goûter et juger une seule voix. En d’autres termes, comme malgré la modestie conventionnelle que tout le monde professe, le chant n’est en définitive que l’exhibition de l’individu dans la société, il vaut mieux qu’on entende et qu’on voie chacun à part[2]. » C’est ainsi, qu’à l’origine ou à la base de la mélodie italienne comme de tout phénomène esthétique important, il est possible de trouver un important phénomène psychologique. Le règne de la mélodie n’est pas autre chose que la manifestation dans la musique et par elle, de l’individualisme de la Renaissance. Amiel a défini musique-foule la musique de nos jours, instrumentale et symphonique :

  1. La civilisation en Italie au temps de la Renaissance, traduction de M. Schmitt. — 2 vol. ; E. Plon, Nourrit et Cie, Paris.
  2. Burkhardt, ibid.