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sacrés ; ou d’autres, moins pieux, avec cette épigraphe profonde, qui résume à elle seule toute une théorie artistique, morale même, et les plus rares promesses de naturel et de bonne foi : « Pianger cercai e non del pianto onore. — J’ai cherché les pleurs et non l’honneur de pleurer. » Belle, saine, et je dirais presque sainte parole, devise des douleurs sincères, condamnation des feintes douleurs, des mensonges de souffrance et des grimaces de martyre. Heureux sans doute ceux qui pleurent, mais qui pleurent simplement ; malheur à ceux qui se regardent pleurer et ne tirent que vanité de leurs larmes !

Beaucoup plus que des pleurs, Marcello était ami de l’allégresse et de la gaîté. Ce grand artiste était un grand rieur ; au génie qui crée il joignait l’esprit qui juge et qui raille. On ne doute plus guère aujourd’hui qu’il soit l’auteur d’un opuscule anonyme et qui parut sous ce titre : Lettera famigliare d’un Accademico Filarmonico ed Arcade, discorsiva sopra un libro di duetti, terzetti e madrigali a piu voci. Les duos, trios et madrigaux dont il s’agit étaient l’œuvre d’un confrère de Marcello, le grand Antonio Lotti, et Marcello, dans ladite lettre, en faisait la critique. Critique amère, envieuse et peu honorable pour le caractère de Marcello, ont prétendu les gens mal informés ; en réalité critique équitable, un peu sévère parfois, mais ne révélant en somme, au lieu de la jalousie et du ressentiment, que la science, la conscience, la sûreté des principes et la pureté du goût[1]. « J’espère, écrivait pour commencer Marcello, j’espère ici discourir et raisonner si clairement, que l’auteur lui-même se réjouira de mes éloges, et que mon blâme (si je viens à le blâmer) le laissera convaincu, sinon persuadé, de ses propres défauts. Je dis convaincu et non persuadé, car vous savez à merveille que pour convaincre on fait spécialement appel à l’intelligence, tandis que pour persuader on a besoin de la volonté de celui auquel on s’adresse. La volonté, étant une faculté distincte de l’intelligence, peut se refuser à confesser la vérité ; mais elle ne saurait, par ce refus indocile, empêcher l’intelligence de se rendre à cette vérité qui la convainc. »

Cela n’est assurément ni d’un mauvais critique ni d’un critique méchant. Si courtoises pourtant que fussent de telles armes, Marcello ne tarda pas à les déposer. Il en fut prié par un tiers, et plutôt que de blesser ou de contrister seulement un maître comme Lotti, il abandonna son travail et le laissa inachevé.

  1. M. Busi, op. cit.