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italienne. L’artiste qui la personnifie s’appelle Benedetto Marcello.

Pourquoi choisir justement celui-là ? Pour des raisons diverses, y compris, je l’avoue, quelques-unes de celles que la raison ne connaît pas. — Pourquoi ? Peut-être par souvenir lointain déjà, mais encore charmé, d’un poétique roman. Dans l’église vénitienne, lorsque Consuelo remplissait la voûte « de cette voix sans égale et de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose » que lui prête George Sand, elle chantait devant le vieux Marcello, et c’est de Marcello qu’elle chantait le psaume fameux : I cieli immensi narrano. « Ma fille, lui dit le vieillard quand elle eut fini, reçois les actions de grâces et les bénédictions d’un mourant. Tu viens de me faire oublier en un instant, des années de souffrance mortelle. Si les anges de là-haut chantent comme toi, j’aspire à quitter la terre pour aller goûter une éternité des délices que tu viens de me faire connaître. » Que de fois, longeant par une nuit d’été le palais du Grand Canal où naquit Marcello, nous avons souhaité, presque attendu, qu’une voix pareille s’élevât et lançât vers le ciel le cantique éclatant ! Par une telle nuit, voilà plus de cent cinquante années, il arriva réellement qu’une pauvre fille des lagunes, Rosanna Sealfi, passât chantant sous ces mêmes fenêtres, à l’une desquelles était assis le jeune maestro. De son balcon il l’appela, voulant voir celle qu’il venait d’entendre, et, parce qu’au merveilleux ramage un visage admirable se rapportait, il fit de la chanteuse nocturne son élève d’abord, puis sa femme[1].

Mais pour choisir Marcello parmi tant d’autres, il est de plus sérieuses raisons que des raisons de roman ou de rêverie, d’imagination ou de souvenir. Marcello naquit près d’un siècle après la mort de Palestrina, et durant ce siècle le génie italien avait créé la mélodie. Le grand Vénitien représente donc une période non de formation, mais de perfection, un moment unique de beauté achevée. Il le représente et il le résume. Il est moins un rayon qu’un foyer. Son génie est un génie de maturité, d’apogée et d’épanouissement.

Ce n’est pas tout : seul peut-être de ses contemporains et de ses concitoyens, il a laissé plus que des fragmens : des œuvres dignes de survivre tout entières, et dont l’une au moins, les Psaumes, est gigantesque. Enfin l’illustre compositeur ne fut pas un

  1. Le palais Marcello est occupé aujourd’hui par la maison Bialotto et Cie (magasin et dépôt d’ébénisterie et de bois taillés). Il touche au jardin du magnifique palais Vendramin-Calergi, où, le 13 février 1883, mourut Richard Wagner (Busi, op. cit.).