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mêlé. Eh bien ! la réponse a été, de ma part, un dévouement absolu à la reine régente. Songez donc à cette sombre situation, et, je puis dire, à cette incertitude tragique des premiers jours ! Alphonse XII venait de mourir, au Pardo, le 25 novembre 1885. Grâce à la fermeté de M. Canovas del Castillo et du conseil des ministres, la régence avait été proclamée sans trouble. Mais la jeune régente avait tout contre elle. Etrangère, — ce qui est un défaut grave en Espagne ; — seconde femme du prince, et, par là même, associée seulement, dans l’opinion, à la partie la moins populaire du règne ; tenue jusqu’alors à l’écart des affaires ; en butte à l’hostilité sourde ou déclarée d’une fraction de la cour, elle se trouvait presque seule, inconnue, accablée de chagrin, grosse de trois mois, avec la perspective presque assurée de ne pas garder le pouvoir, si le dernier enfant à naître d’Alphonse XII était encore une fille. Les préjugés ont été assez vite dissipés. On a dû reconnaître, chez la régente, une intelligence, un tact supérieurs, une aptitude naturelle au maniement des choses politiques. J’ai même pensé quelquefois que les souverainetés constitutionnelles, dont le propre est de conférer peu de droits certains avec beaucoup d’influence possible, sont mieux appropriées au tempérament féminin, et que les femmes s’en tirent plus habilement que les hommes. Mais peu importe. Ce qui ne désarme pas, monsieur, devant une preuve de courage et d’intelligence, ni même devant l’évidence du bien public, ce sont les ambitions, les basses jalousies. Les ennemis de la régence ont parfaitement compris que la force de ce gouvernement résidait surtout dans la haute valeur morale de la souveraine. Marie-Christine, par sa vertu, par sa dignité dans le malheur, en imposait aux partis. Soupçonnée, elle eût été perdue. Vous devinez pourquoi je n’insiste que sur les conclusions : la reine a su déjouer tous les calculs, s’il y en a eu ; jeune et très charmante, aucune médisance ne l’a jamais atteinte, et si l’on me demandait sur quoi s’appuie la monarchie actuelle, dans un pays où les républicains sont nombreux et les carlistes encore puissans, je dirais que c’est d’abord sur le respect pour une femme. Oui, nous bénéficions de la trêve du respect. Bien peu de gouvernemens peuvent en dire autant. Nous-mêmes nous n’avions pas l’habitude. Mais nous commençons à reconnaître qu’il y a là un secret de gouvernement d’une puissance singulière. Nous lui devons neuf années de paix. Et chaque jour accroît les chances de durée, l’autorité, le renom dans le monde de la régence d’Espagne… Tenez, je suis sûr que, pour Marie-Christine, toute l’armée se ferait tuer ! »

Un autre homme politique m’a dit :