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aspirans perpétuels, guetteurs, de nuages politiques, dont la vie est précaire et dont l’avenir se joue à la bourse des nouvelles. Ils prennent l’air de la politique à la Puerta del Sol. Ils n’ont pas d’autre métier. Ce sont des bureaucrates en interrompu. Leur dignité ancienne, toujours près de reparaître, leur défend un travail manuel. Leur misère présente excuse les petits moyens, la mendicité déguisée, les expédiens douteux, le sablazo, le « coup de sabre » qu’ils donnent avec maestria. L’un d’eux, par exemple, — j’en sais quelque chose, — un vieux très digne et portant beau, vous aborde, la main tendue : « Eh ! cher, comment allez-vous ? — Mais, monsieur… — Vous ne me remettez pas ? Le vieux picador du café de Madrid, avec lequel vous avez causé… — Pardonnez-moi. — Vous m’avez oublié, je le vois bien !… Je suis, monsieur, un pauvre employé, qui espère la chute de Sagasta… » Il aura de quoi dîner ce soir, et peut-être de quoi acheter une place de soleil pour les toros de demain.

Vers la même heure, le samedi, la reine régente, en grand apparat, se rend par la Puerta del Sol à l’église del Buen Suceso, qui est aujourd’hui la paroisse du palais royal. Elle assiste au chant du Salve Regina, selon une coutume très ancienne, à laquelle les souverains d’Espagne n’ont jamais manqué, pendant leur séjour à Madrid, depuis le règne de Philippe IV. Ce n’est qu’une cavalcade rapide, qu’une coupure brillante dans les remous sombres qui s’agitent. L’instant d’après, la place reprend son aspect accoutumé.

Et c’est ainsi jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Car Madrid, l’été surtout, est noctambule. Les marchandes de fleurs sont devenues plus nombreuses. Elles n’ont plus que trois brins de tubéreuse fanée pour excuser leur promenade parmi les groupes. Des femmes passent, deux par deux, un peu raides, la tête enveloppée de la mantille. L’une est jeune ; l’autre pourrait être sa mère, et l’est peut-être, hélas ! La poussière, au-dessus de la Puerta del Sol et des rues avoisinnantes, fait trembler les étoiles. Il faudra, pour qu’elle s’abatte, que le jour soit près de naître.

Alors, si vous sortez, enveloppé, dans le froid glacial de ces heures douteuses, vous rencontrerez des vieux et des tout petits, gités aux encoignures des portes, adossés contre une borne, achevant leur triste nuit. Dans la même guérite, auprès d’un ministère, je me souviens d’avoir vu deux enfans qui dormaient, frère et sœur sans doute, pressés l’un contre l’autre, les jambes ramenées sous eux, les deux visages rapprochés, si pâles et si bien pareils !… On a beau invoquer la douceur du climat, ce qui est un mensonge, et l’habitude de coucher dehors, et tout ce qu’on voudra, moi j’avais envie de crier : « Élargissez-vous