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la teinte générale est infiniment curieuse. Elle aide à comprendre les tableaux de Velasquez, qui peignait des lointains immenses, d’un vert triste confinant à des bleus sans éclat.

J’aime aussi, d’un amour singulier, la rue d’Alcalà. Il faut la voir aux dernières heures du jour, et d’en bas, de la place de la Independencia. Elle tourne, en montant vers la Puerta del Sol. Elle est large, bordée de palais. Le soir, un côté est dans l’ombre ; l’autre, d’un jaune léger, s’infléchit avec une grâce heureuse, coupé, çà et là, par une façade rose, et tout en haut, à l’endroit où les toits touchent le grand ciel clair, la poussière du jour lui fait comme une gloire. J’ai passé de longs quarts d’heure à regarder cette belle rue fuyante. Les petites Madrilènes, habituées du Prado, qui trottinaient devant leurs mères, avaient l’air de ne pas comprendre.

Cette rue d’Alcalà est, d’ailleurs, l’une des plus animées de Madrid. Les tramways la traversent et conduisent au Prado, au jardin del Buen Retiro, à la Plaza de Toros. Elle possède plusieurs des cafés les plus fréquentés de la ville, l’Académie des Beaux-Arts avec la Sainte Elisabeth de Murillo, deux ou trois ministères, et le rez-de-chaussée étroit et sérieux où Mariquita vend le meilleur chocolat de l’Espagne, et cette église de Calatrava, où, le dimanche, vers neuf heures, on voit tant de belles Madrilènes arriver, exactes, pour entendre la messe, et tant de beaux messieurs arriver en retard, pour guetter la sortie. Lutin, elle est une des dix rues qui déversent, jour et nuit, le peuple de Madrid dans la Puerta del Sol.

Je ne crois pas qu’on puisse éviter ce lieu fameux, étroit, encombré de voitures, de camelots, de filous, d’innombrables gens qui passent et de groupes d’oisifs qui forment comme des îles parmi ces courans noirs. Il a été trop célébré pour des mérites qu’il n’a pas. L’aspect est médiocre : une place à peu près ovale, avec une fontaine au milieu et des maisons tout autour, hôtels, banques ou palais qui sont de la même hauteur et recrépis en rose pâle. Aucune percée sur la campagne ou sur un jardin, aucun monument d’art. Le grouillement de la foule, ni son bruit, ni la poussière qu’elle soulève ne me semblent justifier les étonnemens littéraires dont on nous a comblés. Mais la Puerta del Sol est amusante parce qu’elle a des habitués, un régime, presque une philosophie. Je l’ai étudiée, de ma fenêtre de l’hôtel de la Paix, souvent guidé par les conseils d’un Madrilène érudit. C’est tout un monde. Il appartient, de six heures à huit heures du matin, aux marchands de café et de beignets soufflés, à leur clientèle ouvrière, aux novios qui croiraient avoir perdu la journée s’ils ne la commençaient pas sur un mot d’amour à la novia. Ce qu’on