Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/570

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

récompense lui suffisait. Il était heureux de n’avoir pas ménagé ses forces, si l’étranger, grâce à lui, disait du bien des collines de la cité natale, et des monumens d’autrefois, et des œuvres nouvelles. L’Espagnol est plus réservé. Sa froideur est tout extérieure, mélange de souvenirs, d’insouciance personnelle et d’orgueil national. Il a de beaux usages, il est simple, il est droit, et, qu’il soit hidalgo ou homme du peuple, on pourra bien rarement dire qu’il a manqué de courtoisie. Interrogé, il répondra. Prié de rendre un service, il ne refusera pas, en général. Mais, pour les raisons que j’ai dites, il n’ira pas au-devant de vos désirs. L’action lui coûte, l’étranger lui est suspect, et la pensée de se concilier l’esprit d’un passant lui paraît négligeable. Car c’est là le plus curieux aspect d’une âme espagnole : aucun peuple n’a, peut-être, une plus fière idée de la patrie ; les Espagnols d’aujourd’hui se sentent les descendans légitimes, et nullement dégénérés, des Espagnols du temps de Charles-Quint, et il faut compter avec ce sentiment, comme avec la susceptibilité d’un fils de croisés. Leur noblesse n’est pas à établir, elle s’impose ; elle est trop grande et trop ancienne même pour qu’il soit digne des titulaires actuels de se donner de la peine et d’en exposer les preuves. Tant pis pour qui ne les verrait pas ! Son témoignage serait sans valeur, contre la conscience du pays et l’évidence des faits.

Un tel état d’esprit fournirait l’occasion de plus d’une observation intéressante. On pourrait prétendre, non sans raison, je crois, qu’un peuple n’a jamais cette mémoire historique et cet orgueil de son passé, lorsqu’il a perdu les énergies qui lui valurent sa gloire. La confiance même qu’il a en soi est un signe de force latente. Les symptômes de décadence seraient bien plutôt le mépris de la tradition, l’engouement de la mode changeante, la recherche puérile et obstinée de la louange. Rien de pareil en Espagne : l’admiration de l’étranger touchera les cœurs comme un hommage, mais on ne la gagnera, on ne veut la gagner par aucun artifice et par aucune réclame. Je laisse ce point aux psychologues. Et je veux seulement noter de quels élémens est faite la réserve d’un Espagnol vis-à-vis d’un Français.

Nous avons contre nous, d’abord, les souvenirs de la francesada, puis, dans les campagnes surtout, le continuel passage de gens sans aveu, Français de naissance peut-être, qui se disent réfugiés, et qui mendient, et qui donnent une idée fâcheuse de la France aux paysans des villages, jusqu’à plus de cent lieues de nos frontières. Mais le plus gros grief, ici comme ailleurs, c’est notre esprit de moquerie, l’éternelle et ridicule habitude que nous avons de comparer Paris avec les moindres bourgs, d’exalter nos goûts, nos chapeaux, nos chemins de fer, nos hôtels, notre