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ceux qui flattaient le plus l’autorité civile, cherchant à la surprendre faute de pouvoir l’usurper. Il sentait de la jalousie chez Masséna, grand homme de bataille, avide dans la vie privée, nul dans la politique. Il savait que d’armée à armée, du Rhin à l’Italie, et, dans la même armée, de division à division, les chefs se décriaient et cabalaient les uns contre les autres. Il connaissait les ressources de l’esprit de corps et ce correctif des rivalités militaires, le désir de se glorifier soi-même en un chef même envié ; « ainsi à l’armée d’Italie, dit un contemporain, où, par amour de l’égalité on voulait de la gloire sans partage, un chef sans rival et le monopole des faveurs et des grâces, ce qui avait fait considérer le général Hoche comme une sorte d’usurpateur[1]. »

Bonaparte comprenait qu’il lui serait plus facile de les entraîner à la guerre que de les satisfaire dans la paix, et de les tenir obéissans. Pour les dominer, il lui faudrait, tout on sortant de leurs rangs et en demeurant solidaire de leur fortune, se mettre à part et au-dessus d’eux. Ils murmureraient sans doute, mais ils se soumettraient, et ils reporteraient sur les compagnons d’armes restés leurs émules ces rivalités auxquelles leur chef commun aurait su se rendre inaccessible. Le roi, dans l’ancien régime, commandait les armées et était en dehors des armées ; cette partie de la souveraineté avait été, comme les autres, transportée au peuple ; le Comité de salut public l’avait exercée. Bonaparte résolut dès lors d’être le pouvoir civil suscité par l’armée, tout-puissant par l’armée, mais supérieur à l’armée même par le suffrage du peuple et le caractère national de sa magistrature. Il noierait ainsi l’armée dans le peuple dont il se déclarerait l’émanation et le représentant. C’est là une de ces conceptions maîtresses. D’où l’importance qu’il attribue, en Italie, à ses combinaisons de gouvernement, ses caresses aux savans et aux hommes de lettres, ses ménagemens pour le clergé enfin, et, par-dessus tout, le renom de pacificateur qu’il recherche. La paix faite, un de ses premiers soins à Paris sera de se faire nommer membre de l’Institut ; il affectera d’en porter le costume dans les cérémonies publiques et, quand il paraîtra en militaire, de réduire l’uniforme au strict nécessaire : un chapeau sans panache, un habita peine galonné, une redingote flottante. « C’est un si grand malheur, pour une nation de trente millions d’habitans et au XVIIIe siècle, d’être obligée d’avoir recours aux baïonnettes pour sauver la patrie ! » écrit-il à Talleyrand ; et au Directoire : « J’ai mérité par mes services l’approbation du gouvernement et de la

  1. Thiébault, Mémoires, t. II, p. 102, 117. — Miot, Mémoires, t. Ier, p. 171.