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la fera mourir… Les Français réussiront toujours à la guerre sous un gouvernement ferme qui aura l’esprit de les mépriser en les louant et de les jeter sur l’ennemi comme des boulets en leur promettant des épitaphes dans les gazettes. » La guerre, d’ailleurs, est de droit divin, elle est sacrée. « Il n’y a que violence dans l’Univers. » « Les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l’état de guerre… Tous les grands hommes… naquirent au milieu des commotions politiques… Le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle le génie. »

Voilà ce que Bonaparte lit dans ce livre des Considérations. C’est sa destinée développée en perspective par l’étrange prévision d’un prophète qui raisonne comme un géomètre. Il fera ce que les royalistes sont incapables de comprendre, il continuera, par la Révolution qui en décuple la force d’expansion, l’œuvre d’unité nationale et d’unité d’état préparée par l’ancienne monarchie ; il coulera les principes de la Révolution dans le moule romain de l’antique législation française ; il adaptera au service de l’État renouvelé les cadres de l’ancienne administration. Pour que la royauté émigrée pût accomplir la prophétie de Joseph de Maistre, il eût fallu un miracle ; pour l’accomplir à son profit, Bonaparte n’a qu’à laisser les choses suivre leur cours et à écouter sa vocation : un coup d’Etat, le jour venu, décidera l’événement.


V

L’Italie est pour Bonaparte ce que la Gaule avait été pour César, non seulement la route du pouvoir, mais le champ de manœuvres et le champ d’expériences de l’empire. Il ne se borne pas à établir en Italie une marche, un poste avancé de la République ; il s’y essaie au gouvernement de la République. Dans tout ce qu’il conçoit, entreprend, accomplit, dit, écrit alors, c’est la France qu’il envisage, c’est aux Français qu’il pense et qu’il s’adresse. C’est avec cette lumière de reflet qu’il faut étudier et qu’il faut comprendre ses proclamations, ses discours, ses mesures. Il organise la République cisalpine : il y met un Directoire et deux conseils, comme en France : les Directeurs de Paris le veulent ainsi, tenant aux dehors de leur constitution ; mais Bonaparte pousse, du premier coup, à ses conséquences naturelles, l’esprit de leur politique. Comme il se méfie du corps électoral italien, de l’esprit provincial, du fanatisme catholique, des mœurs et des vieilles coutumes rebelles à sa domination, il désigne lui-même, avant toutes élections, les membres du directoire et les membres des assemblées, généralisant ainsi et tournant au système l’expédient