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chaîne, suivant les conjonctures ou suivant la distance. Le Piémont doit être subjugué. Sous quelle étiquette ? alliance ou annexion, monarchie vassale, république dépendante ou département français ? Cela importe peu : l’essentiel est que le Piémont, formant la ligne de retraite et tenant les passages, soit à la discrétion de la France. « Le roi, écrit Bonaparte au Directoire, est fort peu de chose, et dès l’instant que Gênes, la France et le Milanais seront gouvernés par les mêmes principes, il sert très difficile que ce trône puisse continuer à subsister ; mais il s’écroulera sous nous, et par le seul poids des événemens et des choses… » « C’est un géant qui embrasse un pygmée et le serre dans ses bras, il l’étouffe, sans qu’il puisse être accusé de crime. C’est le résultat de la différence extrême de leur organisation[1]. » Venise est à la question ; Florence et Parme sont sous le joug. Le pape se meurt : à sa mort une révolution est vraisemblable ; le Bourbon de Naples voudra intervenir pour faire un pape et pour prendre Bénévent, Ancône, tout ce qu’il y pourra usurper. Bonaparte est d’avis d’avoir un représentant au conclave et de revendiquer pour la république le droit d’exclusion établi par les rois. Naples ne doit rien obtenir : « Il n’y a pas de cour plus furibonde et plus décidée contre la République… Ceux qui possèdent la Sicile et le port de Naples, s’ils devenaient une grande puissance, seraient les ennemis nés et redoutables de notre commerce[2]. »

Ainsi parle, agit et projette en Italie celui que Mallet du Pan dénonce à l’effroi de l’Europe comme le Charlemagne jacobin. Il écrit, en style d’empereur, aux petites républiques au nom de la grande. « Ce mot de « grande République » est son expression favorite ; elle orne toutes ses dépêches[3]. » Mallet du Pan lit ces dépêches, par extraits, comme les lisait toute la France, dans les journaux, où le Directoire, soit pour expliquer ses propres actes, soit pour se glorifier des hauts faits de Bonaparte, les publie avec éclat. Ainsi s’impriment dans l’esprit des foules, à mesure qu’elles se forment dans l’esprit de Bonaparte, au loin, dans la perspective, l’ébauche de l’empire d’Occident ; et tout près, au premier plan, l’ébauche du gouvernement consulaire.


IV

Il manquait à Bonaparte, pour maîtriser tous les ressorts des factions, de connaître les royalistes. Le hasard fit tomber sous

  1. Au Directoire, 19 mai ; à Talleyrand, 26 septembre 1797.
  2. Au Directoire, 19 et 30 mai, 1er et 24 juin 1797.
  3. André Michel, Corresp. de Mallet du Pan. Lettres du 10 mai et du 17 juin 1797.