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s’empare des îles, il organise l’Italie. Il ne s’illusionne point sur les Italiens ; s’il ne les juge pas tous, comme ceux des terres de Venise : « Population inepte, lâche et nullement faite pour la liberté[1] ; » s’il ne se laisse point leurrer par les dithyrambes, les présens et les acclamations ; si tantôt il les vante et tantôt les injurie, suivant qu’ils paient les contributions ou les refusent, s’enrôlent ou se dérobent au service militaire, hébergent les Français ou les massacrent, se soumettent ou conspirent, il se sent, au fond, lié à sa conquête, lié d’instinct par les affinités de ses origines et par l’attrait de ses plans d’avenir. Un Italien qui professait pour sa patrie le même intérêt, mêlé de mépris, que Bonaparte, qui rêvait aussi de se glorifier lui-même en la régénérant et de la régénérer en la bouleversant, Alberoni, avait dit : « L’Italie a besoin d’être guérie par le fer et le feu[2]. » « Quant à votre pays », disait Bonaparte à Melzi, un de ses premiers confidens et agens en Italie, qu’il avait mandé à Mombello, « il y a encore moins qu’en France d’élémens de républicanisme… Vous le savez mieux que personne ; nous en ferons tout ce que nous voudrons. Mais le temps n’est pas arrivé ; il faut cédera la fièvre du moment, et nous allons avoir ici une ou deux républiques de notre façon. » Transpadane, Cispadane, Ligurienne, il les encourage, les ralentit, les manipule, les accroît, les sépare, les confond, selon les péripéties de la guerre et le cours des négociations avec l’Autriche. La Lombardie en sera le modèle, si elles demeurent divisées, le centre, si on les rassemble. Le nom qu’il destine à la future Italie républicaine trahit le fond, tout romain, de sa pensée : République cisalpine, en souvenir de cette Gaule italienne, qui n’avait rien de gaulois et qui n’était cisalpine que pour Rome. Vainement, à Paris, lui objecte-t-on que le point de vue s’est déplacé, que Rome n’est plus dans Rome, que le peuple souverain a changé de capitale et qu’il conviendrait que la province reçût un nom conforme à la place qu’elle occupe par rapport à la France : République transalpine. Bonaparte ne veut point céder, et parce que le nom lui agrée, et parce que, disait-il plus tard, « les vœux des Italiens étant constamment fixés sur Rome et la réunion de toute la péninsule en un seul Etat, le mot cisalpine était celui qui les flattait et auquel ils voulaient se tenir, n’osant pas encore adopter la dénomination de République italienne. » Ainsi fera-t-il, en attendant qu’il crée un royaume d’Italie, s’en fasse souverain et proclame son fils roi de Rome, afin de satisfaire plus complètement les imaginations italiques.

Pour le reste de la péninsule, il le tiendra en bride ou à la

  1. Au Directoire, 26 mai 1797.
  2. Emile Bourgeois, Mémoire sur Alberoni,, lu à l’Académie des sciences morales.