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les premiers temps, encore tout ardens de la Révolution qui se transforme, mais qui enflamme encore les âmes, les mouvemens commandés s’accomplissent comme d’eux-mêmes ; toute estafette, envoyée partout, arrive ; les lieutenans subissent le prestige du chef, parce que le chef personnifie l’esprit militaire qui les anime tous ; ils préviennent, devinent, dépassent parfois ses ordres. C’est l’époque des prodiges spontanés. Plus tard, la lassitude venant, les ordres, mollement portés, s’égareront en route ; on les attendra, on les recevra trop tard, on les exécutera sans verve et sans confiance ; on n’y cherchera plus une inspiration, on n’y voudra trouver qu’une consigne. C’est alors que l’exécrable conseil de Moreau aux coalisés donnera tout son venin : « Attaquez partout où il n’est pas ; refusez la bataille partout où il est. »

Le temps de sa vie où les circonstances le soutiennent le mieux est aussi le temps où il démêle le mieux les circonstances, et sait le mieux en profiter. Il ne prétend pas les créer selon ses besoins ou les pliera ses calculs. Il est méfiant : c’est qu’il discerne les obstacles, et que l’habitude du succès ne lui a pas fait encore oublier les conditions du succès. Il est tout frais sorti de sa Corse ; il n’a pas émoussé cet instinct natif, fait de ruse et d’audace, que développent chez les insulaires les continuelles rivalités des familles, les embûches de tous les jours, la lutte pour la vie dans un pays plein de surprises, la montée continuelle par les sentiers étroits, glissans, vers les sommets où l’on ne s’élève qu’en rampant le long des précipices : nécessités qui surexcitent l’imagination en même temps qu’elles affinent la prudence et trempent la volonté. « Il n’appartient qu’à la jeunesse, disait-il à une amie, d’avoir de la patience, parce qu’elle a l’avenir devant elle. » Il le répète à ses lieutenans, il l’écrit au Directoire, aux ministres : « Le caractère de notre nation est d’être beaucoup trop vive dans la prospérité… Ce n’est qu’avec de la prudence, de la sagesse, beaucoup de dextérité, que l’on parvient à de grands buts… Du triomphe à la chute il n’est qu’un pas. J’ai vu, dans les plus grandes circonstances, qu’un rien a toujours décidé des plus grands événemens[1]. »

Pour ce rien qui décide de tout, il ne s’en remet qu’à

  1. A Talleyrand, 7 octobre 1797. Il lui avait écrit le 26 septembre : « Tous les grands événemens ne tiennent qu’à un cheveu. L’homme habile profite de tout, ne néglige rien de tout ce qui peut lui donner quelques chances de plus ; l’homme moins habile, quelquefois en en méprisant une seule, fait tout manquer. » Comparez Frédéric, Considérations sur l’état de l’Europe, 1738 ; Histoire de mon temps, 1775 : « La fortune, le hasard, sont des mots qui ne signifient rien de réel. — Saisir l’occasion et entreprendre lorsqu’elle est favorable… La politique demande de la patience, et le chef-d’œuvre d’un homme habile est de faire chaque chose en son temps… Celui-là qui a le mieux calculé sa conduite est le seul qui puisse l’emporter sur ceux qui agissent moins conséquemment… »