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lumière que Bonaparte jugeait la Révolution française, et tout indiquait que ce chapitre-là se dénouerait comme les autres. Le titre importait peu à Bonaparte : Directeur, en attendant mieux, consul, comme César, protecteur comme Cromwell, il ne se portait pas aux mots, mais aux choses et aux plus prochaines. Il se sentit dès lors, comme il l’a dit plus tard, « important et redoutable. » « Que le Directoire, s’écria-t-il un jour, s’avise de vouloir m’ôter le commandement, et il verra s’il est le maître ! » Voilà le fond de ces démissions réitérées. Le Directoire en avait le sentiment, et c’est pourquoi le Directoire capitulait toujours.

Depuis le commencement de la Révolution française, les prophètes politiques annonçaient que cette révolution s’incarnerait dans un homme, qui, par la Révolution même, materait la France et la gouvernerait avec plus de puissance que n’en avait jamais eu Louis XIV. Bonaparte le voit, comme Mirabeau et Catherine l’avaient deviné ; mais avec son intuition toute romaine de l’histoire, il le conçoit plus clairement que les autres ; il le sent surtout, de toute la véhémence de son ambition qui monte, car cette histoire qui se révèle à sa pensée, vit en lui et semble vivre pour lui. Il ne l’analyse pas, il ne s’en délecte point avec subtilité ; il y marche, en écartant successivement les obstacles ; il va à l’empire, comme Colomb atteignit le nouveau monde, croyant faire le tour de l’ancien. Les autres craignent, attendent ou cherchent à tâtons « l’homme » prédit et inévitable : il le connaît, il sera cet homme. Il se révèle à lui-même son ambition, comme sa destinée s’explique dans l’histoire.


II

Il surgit quand les grandes figures du siècle disparaissent à l’horizon. Catherine vient de mourir ; Frédéric est mort depuis dix ans, mais son nom remplit toutes les mémoires, ses maximes nourrissent toutes les chancelleries ; il est, aux yeux de tous, le type du politique moderne et le modèle de l’homme d’Etat. La place de dictateur de l’opinion est vacante en Europe ; Bonaparte va s’y élever plus vite, d’un essor plus direct et plus large, il y planera de plus haut, mais il y arrivera par l’effet du même prestige. C’est avec l’esprit français, ravi à l’impéritie des gouvernans de la France, que Frédéric et Catherine avaient gouverné leur siècle : ils avaient détourné, au profit de leurs couronnes, cette « magistrature » que les conseillers de Louis XV s’étaient laissé dérober. La Révolution l’a reconquise tumultueusement à la France ; Bonaparte va l’affermir en sa personne. Frédéric a été le roi philosophe, Bonaparte sera l’empereur