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jouissance ! quelles minutes où se concentre et se résume l’effort de toute une vie ! Mais n’y aurait-il pas des moyens pour produire en nous des émotions toutes pareilles et faire surgir devant nos âmes de dilettantes ces paradis artificiels ? Est-il impossible d’amener jusqu’à ce spasme suprême la tension du cerveau et l’ébranlement des nerfs ?

Par là Durtal rejoint Des Esseintes. Ou plutôt ils ne sont tous deux qu’un même homme dont la fantaisie toujours pareille s’applique à des objets différens. C’est le propre de ceux dont les nerfs sont malades qu’ils se lassent vite et que leur humeur est mobile. Des Esseintes s’est rendu compte qu’incruster de pierreries la carapace d’une tortue cela est d’une médiocre invention, — en somme ; et un jour est venu où le style de Commodien de Gaza lui-même lui a semblé sans attraits. La secrète sympathie qui l’unit aux excentriques de tous les temps lui fait choisir pour héros dans l’histoire Gilles de Rais dont il entreprend une biographie. Il fréquente en même temps les modernes représentans du diabolisme ; il assiste à la messe noire. Mais les héritiers des Raymond Lulle, des Nicolas Flamel et des Cagliostro sont par trop dégénérés, et leurs tristes parodies ne lui procurent que de courtes satisfactions. Du moins cette excursion dans le surnaturel ne lui aura pas été inutile. Comme il le remarque justement, « dans l’au-delà tout se touche. » De Nicolas Flamel il passe à Ruysbrœck par une transition presque insensible. Au sortir de la biographie de Gilles de Rais il entreprend celle de la bienheureuse Lidwinne, dans des sentimens presque identiques et poussé par une curiosité du même genre. Il trouve dans le christianisme un côté de thaumaturgie qui l’enchante. Dominique de Marie-Jésus, la bienheureuse Gorardesca de Pise, saint Joseph de Cupertino, d’autres encore ont obtenu le privilège de l’envolée du corps dans les airs. Sainte Catherine de Sienne, Angèle de Foligno, pendant des années, se sont nourries exclusivement des saintes espèces. Cela est à rebours des lois de la nature : il n’en faut pas davantage pour séduire cet esprit biscornu. On sait d’ailleurs que les saints épandent de puissans parfums. « Quand saint François de Paule et Venturini de Bergame offrent le sacrifice, ils embaument ; saint Joseph de Cupertino sécrète de telles fragrances qu’on peut le suivre à la piste… Le pus de saint Jean de la Croix et du bienheureux Didée fleurait les essences candides et décidées des lis… » Les sensations de l’odorat ont toujours eu sur Des Esseintes une action puissante. Aussi bien ce sont toutes les tendances de sa nature qui devaient le guider vers les bizarreries d’un christianisme outrancier. Aux plantes rares et difformes qu’il collectionnait dans sa petite maison le solitaire de Fontenay n’a fait qu’ajouter le mysticisme, comme la plus paradoxale des orchidées.

Nous sommes maintenant amplement renseignés sur la crise d’âme que vient de traverser le héros de M. Huysmans. Est-il besoin de