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On a dit que M. de Chateaubriand avait « l’imagination catholique. » On n’a pas assez remarqué combien Jean-Jacques l’avait peu. Pendant quinze ans, à Turin, en Savoie, à Lyon, à Venise, il a passé toute sa jeunesse au milieu d’un peuple qui se plaisait aux belles cérémonies du culte ; il a vu passer les processions dans les sentiers d’un pays agreste et dans les riches églises du Midi ; il a entendu l’Angélus du soir en se promenant dans la campagne ; chaque dimanche, il a pu suivre sur son livre de prières ces magnifiques liturgies, ces hymnes, ces litanies où retentit et se prolonge toute la piété des siècles chrétiens : Consolamini, popule meus… 0 filii et filiæ… Et rien de tout cela ne le touche ni ne l’exalte ; il n’en voit et n’en entend rien ; et il fait dire par le vicaire à son jeune catéchumène : « Reprenez la religion de vos pères : elle est très simple et très sainte. » La nudité sévère du culte réformé est ce qui plaît à son âme ; elle a pour lui l’attrait d’un souvenir d’enfance : l’homme est sensible toute sa vie aux impressions pieuses qu’il a éprouvées à douze ans.

La moitié des penseurs de son époque a été d’accord avec Rousseau sur les bases du système de philosophie religieuse qu’il avait ébauché aux Charmettes ; mais il a mis tant d’âme et d’éloquence à prêcher ses convictions, que son nom s’y rattache plus que celui d’aucun autre. A cet égard, dans les lettres françaises, deux générations relèvent de lui. On ne saurait méconnaître l’action qu’il a exercée sur Bernardin de Saint-Pierre et Lamartine. Dans des pages qui datent d’il y a cinquante ans, l’Espoir en Dieu d’Alfred de Musset, les beaux vers écrits par Victor Hugo à Villequier, on trouve encore un écho de la théologie du vicaire savoyard.

L’oubli est ensuite venu ; et depuis longtemps le pauvre Jean-Jacques est négligé, laissé en arrière, perdu de vue. La jeunesse ne lit plus ses livres, elle écoute d’autres maîtres. Si elle veut faire un pèlerinage aux lieux que leur souvenir a consacrés, ce sont les landes de la Bretagne ou les collines des Ardennes qu’il lui faudra visiter ; ce n’est plus le jardin des Charmettes. En 1738 et 1739, le chemin qui domine la vigne et la maisonnette a vu éclore des idées qui ont régné cent ans en France. Elles ont aujourd’hui épuisé leur action ; mais elles auront toujours une place dans l’histoire de la philosophie religieuse.


EUGENE RITTER.