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deux ans environ, sans y prendre, comme on dit, la peau de poule sur tout mon corps, par la perplexité dans laquelle mes réflexions me plongeaient sur ce changement qui m’avait fait secouer les préjugés de mon éducation, de ma religion, et abjurer celle de mes pères. Cette longue incertitude était terrible pour moi, qui ai toujours cru à un avenir éternellement heureux ou malheureux. Cette indécision m’a bien longtemps bourreaudée — ce fut là son expression — mais, rassurée à présent, continua-t-elle, mon âme et mon cœur sont tranquilles, et mes espérances ranimées. » C’est après plus de quarante ans écoulés depuis cet entretien que M. de Conzié écrivait ces souvenirs de sn jeunesse, et il y paraît encore sous le coup de l’émotion que Mme de Warens lui fit éprouver en lui peignant ces alternatives de confiance et d’effroi, au milieu desquelles elle avait longtemps vécu. Cette sincérité qu’il reconnaissait en elle, Magnyde son côté en a rendu témoignage, et nous pouvons les en croire tous deux.

L’acte décisif qui sépare les deux parties de la vie de Mme de Warens, de quelques circonstances fâcheuses qu’il ait été accompagné, n’est donc point une de ces démarches intéressées qui ternissent une âme. Après comme avant, et jusqu’à son dernier jour, sans routine et sans hypocrisie, elle a été une personne pieuse ; elle a pu, dans ses momens de solitude, rechercher les consolations que la foi offre aux cœurs bien disposés. Dans sa dernière lettre à Jean-Jacques : « Je viens de lire, lui dit-elle, l’Imitation de Jésus-Christ… » Dans la lettre où M. de Conzié apprit à Rousseau la mort de la pauvre femme, il rapporte que les huissiers qui étaient allés saisir le peu qu’elle avait laissé n’avaient trouvé chez elle que des preuves de sa misérable situation, et des témoignages de sa piété.

Au moment de la dernière entrevue qu’elle avait eue avec Magny, le bon vieillard était près de sa fin ; il mourut à Vevey au mois de septembre 1730. Assurément, Mme de Warens ne put jamais l’oublier ; mais, comme M. de Montet l’a remarqué, il y a beaucoup de choses de son passé dont elle n’a rien dit à Rousseau. L’auteur des Confessions semble n’avoir pas entendu parler du vieux piétiste, qui avait vécu dans l’ombre ; Magny est resté complètement inconnu jusqu’à ces derniers temps. Alexandre Vinet, dont il fut un des humbles prédécesseurs, n’a pas même su son nom.

Sa figure aujourd’hui reparait aux regards. Elle est de celles avec lesquelles un homme du pays se sent familier, tant elle a tous les traits de sa race ! Quelques-uns des hommes d’élite qui ont marqué en ce siècle, dans ce qu’on a appelé le réveil religieux,