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qu’elle entendit prêcher à Evian, Mgr de Rossillon de Bernex, digne successeur de saint François de Sales. Elle venait de perdre sa fortune ; elle roulait des projets où toute sa destinée était en jeu : dans un moment où son cœur était profondément ému, une parole éloquente et sympathique a pu la pénétrer.

Une fois le pas franchi, elle eut l’occasion d’écrire quelques lettres à Magny, qui alla lui rendre visite à Annecy, où elle s’était réfugiée. Elle lui parla avec une ouverture de cœur qui le persuada de sa candeur ; son vieil ami, qui, à vrai dire, était porté à juger en bien ceux qui lui étaient sympathiques, ayant eu à son retour un entretien avec M. de Warens, scandalisa très fort ce mari infortuné, en lui disant que jamais l’âme de sa femme ne lui avait paru si bien tournée du côté de Dieu et en meilleures dispositions. Ce furent ses propres termes, qui demeurent étonnans pour nous, comme ils l’étaient pour le gentilhomme vaudois. On se demande si Magny n’a pas été dupe, et il y a de bons juges qui le pensent.

J’avoue que je suis d’un autre avis. Magny était très capable d’être sévère en temps et lieu : il le prouva bien à quelques membres véreux des cercles piétistes, Cordier et Donadilhe, qui en imposaient à ses amis, et qu’il sut remettre à leur place. Il connaissait la jeune femme depuis sa première enfance. Combien de fois n’avait-il pas causé d’elle avec sa belle-mère ! Parens, amis, voisins, tous lui avaient fait leurs confidences, lui avaient communiqué leurs inquiétudes et leurs soupçons. L’autorité dont il jouissait le mettait à même d’apprendre bien des choses, d’être le dépositaire île beaucoup de secrets. Ce qu’on pouvait justement reprocher à Mme de Warens, il le savait peut-être mieux que son mari, mieux que nous-mêmes. Sans doute il avait tort d’être indulgent, en ce cas comme en d’autres, pour la rupture des liens de famille. Mais peut-être jugea-t-il — et encore ici il aurait eu tort en définitive — que, dans la situation nouvelle où s’était placée Mme de Warens, elle serait plus étroitement surveillée, mieux gardée contre les tentations auxquelles elle avait pu succomber. Il connaissait ses faiblesses, il lisait dans son cœur : le bon jugement qu’il a porté d’elle a tout son poids.

Mme de Warens était femme, et pouvait obéir à des motifs discordans. Elle était mobile, et, au milieu de toutes les impressions qu’elle était capable de ressentir et qui se succédaient en elle, les heures sérieuses avaient aussi leur place. M. de Conzié raconte que s’entretenant avec elle, tête à tête, de son changement de religion et d’état, elle lui dit : « Croiriez-vous, mon ami, qu’après mon abjuration je ne me suis jamais mise au lit, durant