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campagnes des environs, la première place, et comme une espèce de présidence, appartenait à un homme de vrai mérite, qui avait longtemps vécu dans l’obscurité, François Magny, assesseur bailli val et secrétaire du Conseil de ville. C’était l’oracle : chacun l’écoutait avec confiance. Judicieux, calme, réfléchi, il imposait même aux adversaires. C’est lui qui traduisait les écrits des piétistes allemands ; il avait une bonne plume, et, quand il était appelé à défendre ses idées, il savait le faire avec mesure et avec beaucoup de fermeté. Le respect qu’inspirait sa personne, l’âge avancé auquel il parvint (il mourut en 1730 à quatre-vingts ans environ), ses connaissances et ses talens, étaient les fondemens de son autorité. Celle-ci était établie dans tout le pays. Mais cette situation éminente n’était pas sans quelque inconvénient : elle attirait l’attention du gouvernement, et Magny eut à souffrir de la méfiance qu’il inspirait de ce côté.

Pendant les années où la jeune enfant qui devait s’appeler un jour Mme de Warens, et qui était orpheline de mère, habitait, avec son père, M. de la Tour, et ses tantes, un domaine rural dans le voisinage de Vevey, Magny allait volontiers rendre visite à cette famille amie, dont les membres partageaient sa foi. D’autres personnes venaient aussi quelquefois y entendre sa parole : ces réunions portèrent ombrage à l’autorité. Les tantes de Mlle de la Tour furent appelées à comparaître devant le Consistoire de Vevey, à donner des explications. Magny lui-même fut interrogé après elles ; et comme ce n’était pas la première fois qu’on avait à lui adresser des remontrances, on alla plus loin. On le dénonça au gouvernement bernois, qui le fit arrêter et conduire à Berne, où la Chambre de Religion ne lui épargna pas les réprimandes et les menaces, en le ménageant néanmoins : il avait affaire à des gens tracassiers plutôt que persécuteurs. Cela se passait en 1701. En 1702, on chicana de nouveau les tantes de Mlle de la Tour, qui furent mandées en Consistoire. En 1703, ce fut le tour de Magny ; il présenta un écrit pour sa défense ; on secoua la tête, on en référa à Leurs Excellences de Berne, et Magny fut obligé de se démettre des fonctions municipales qu’il occupait.

Mlle de la Tour n’avait que quatorze ans quand elle se maria, le 22 septembre 1713, avec M. de Loys, à qui son père fit don, à l’occasion de ce mariage, de la terre et seigneurie de Vuarens (les Bernois, qui gouvernaient le pays de Vaud, avaient fait adopter en ce temps-là leur manière germanique d’écrire : Warens). La jeune mariée était orpheline, ayant perdu sa mère dans sa première enfance et son père à dix ans, et elle était une riche