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spectacle intéressant d’un grand esprit qui s’éveille en lisant l’œuvre d’un maître, et remarquons le coup d’œil juste et sûr du jeune provincial qui va droit, dans l’œuvre complexe et déjà alors si considérable de Voltaire, à un livre qui est encore aujourd’hui des plus agréables à relire et des plus féconds pour la réflexion : les Lettres philosophiques ou Lettres sur les Anglais, cette œuvre d’une fraîcheur si vive, qui marque un des tournans de la pensée française, comme le fit, quatre-vingts ans plus tard, l’Allemagne de Mme de Staël.

Rousseau entrait dans ses nouvelles études avec un esprit curieux et ouvert, une ardeur juvénile, et une intelligence qui commençait à mûrir. Un « autodidacte » peut aller assez loin dans les sciences et les belles-lettres, et sur ce terrain Rousseau ne se sentait pas arrêté, comme pour l’étude approfondie de la musique. Il se laissa donc aller, comme une eau qui s’écoule où l’entraîne la déclivité du terrain, à ce penchant nouveau que tout favorisait : la conversation de quelques hommes de mérite, comme Chambéry en a possédé toujours ; de grandes facilités pour se procurer des livres, avec un flair heureux pour les bien choisir. Le, maître de musique s’effaça en lui devant l’étudiant en lettres et en philosophie. C’était l’époque où le petit héritage de sa mère lui permettait d’obéir à son caprice en vivant quelque temps sur l’argent qu’il avait reçu. Quand le souci de l’avenir et d’une carrière à suivre venait le hanter, Rousseau se disait, et il expliquait à son père qui l’interrogeait là-dessus, qu’il se préparait à devenir le secrétaire de quelque grand seigneur ou le gouverneur d’un jeune homme de qualité. C’étaient des projets raisonnables, et en effet on voit Jean-Jacques occuper des postes de ce genre dans les années qui suivirent.

En attendant, il était dans un état de santé qui le mettait en souci. Mme de Warens, qui le soignait maternellement, chercha pour lui, dans les agréables campagnes qui environnent Chambéry, un séjour où il pût jouir de la verdure et du soleil. Ils s’établirent aux Charmettes, sur la pente d’une colline, dans une jolie maison entourée d’un jardin, de prés et de vignes. Jean-Jacques y passa deux fois la belle saison : époque heureuse de sa vie, où il poursuivit et acheva l’entreprise de faire, à 26 ans, et tout seul, les études que ceux qui suivent l’enseignement régulier des établissemens publics font de seize à vingt ans. Assurément il a gagné en originalité à ce long détour, à ce retard dans son développement. Il avait vécu, il avait souffert, et c’est avec une âme déjà éprouvée, un esprit réfléchi, un sérieux précoce, qu’il abordait les hautes études ; il voyait toutes choses sous un autre angle et dans une autre perspective que le gros de la troupe,