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l’hostilité se joignit dès l’origine la sympathie. La coopération fit autant et plus pour le progrès que la lutte à main armée, qui elle-même fut remplacée peu à peu par la concurrence pacifique.

La force a eu autrefois et a maintenant beaucoup moins d’importance qu’on ne l’imagine dans la formation des nationalités. Les Turcs ont conquis les Bulgares, les Serbes, les Roumains, les Grecs ; ont-ils pu les assimiler ? Non, pour bien des raisons, parmi lesquelles on en a noté une curieuse : les Turcs, dit M. Novicow, avaient un alphabet moins parfait que celui des nations par eux vaincues ; cela seul leur assurait l’impuissance finale. Est-il vrai que l’unité française soit simplement l’œuvre de nos rois, de la conquête et de la force ? N’a-t-on pas soutenu avec raison qu’elle est surtout l’œuvre d’une foule innombrable d’écrivains, de poètes, d’artistes, de philosophes, de savans que la France a produits sans discontinuer depuis quatre siècles ? Vers l’an 1200, la culture provençale était supérieure à la culture française : un Toulousain traitait un Parisien de barbare, et avec quelque raison. Si, dit M. Novicow, le mouvement intellectuel du Midi avait marché d’un pas égal à celui du Nord, nous aurions aujourd’hui un Languedoc gémissant sous le joug français comme la Pologne gémit sous le joug russe. Comparez la France à l’Autriche. Dans ce dernier pays, la langue et la littérature allemande n’ont pas réussi à « germaniser » les Hongrois. En France, la langue française a pris une telle avance sur les dialectes locaux, par exemple le provençal, que ceux-ci (heureusement) n’essaient plus de lutter, malgré les Mistral et les Roumanille. Or c’est par la littérature et les sciences que cette victoire de la langue française a eu lieu. « Chez vous, dit M. Novicow aux Français, cela s’appelle instruire les paysans. Dans d’autres circonstances, cela se serait appelé dénationaliser les Languedociens ou les franciser… Le provençal ne ressuscitera plus. Je ne vois pas, cependant, qu’on emploie la baïonnette pour enseigner le français aux Languedociens. » Notre langue se propage d’ailleurs au-delà de nos frontières, dans des pays où les baïonnettes françaises n’ont aucune action.

M. Novicow conclut que « l’assimilation nationale est surtout un processus intellectuel. » Mais pourquoi, lui aussi, ramène-t-il l’histoire à une lutte, non plus de races, il est vrai, mais de « sociétés ?[1] » L’idée de « concours » est complémentaire de l’idée de « lutte » ; et même, la lutte serait impossible sans un concours préalable entre ceux qui combattent, quelles que soient les armes qu’ils emploient. C’est précisément ce qui fait que la conception darwiniste de l’histoire est unilatérale et incomplète.

  1. Les Luttes entre les sociétés humaines, Paris, Alcan, 1893.