Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/359

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

brutal, égoïste, inconscient, despote. Il ne connaît d’autres lois que celles de son bon plaisir : comme il a du tempérament, on peut prévoir que ceux qui l’approchent auront à souffrir de ses fantaisies, rarement innocentes. Il est coureur, mangeur, buveur ; sa devise est : « Etre brave, et ne jamais se repentir. » Devise commode, qui lui permet de supporter allègrement le mal qu’il a causé. Ayant passé par la double école des corps universitaires et de l’armée, il n’a pu que développer sa brutalité naturelle, qui se manifeste en toute occasion. Au moment où le récit commence, il revient des pampas, où il a passé quatre années, à la suite d’un scandale que nous allons rapporter ; et il en revient, comme il l’explique à son intendant, lequel a abusé de son absence, en desperado, en « homme qui a appris cette grande sagesse, que dans le monde il n’y a rien à perdre pour lui, s’il ne se préoccupe pas des petits moyens et s’il est toujours prêt à donner pour ce qu’il vaut son corps et sa vie, ne s’agît-il que, d’un bouton de culotte… ; » capable de tout, pourrait-on croire, décidé à jouir des biens qu’il va retrouver, mangeant et buvant abondamment les boissons et les victuailles nationales dès qu’il a posé le pied sur le sol de la patrie, l’esprit aussi libre que s’il n’y avait pas dans son passé une terrible histoire. Car ce jeune viveur, qui ne manque pas d’une certaine bonhomie, est presque un criminel : il a tué eu duel le baron de Rabden, le mari de sa cousine et amie d’enfance, Félicitas, dont il était l’amant. La cause du duel est restée secrète : on a prétexté une querelle de jeu ; mais des bruits compromettans ont couru parmi les hobereaux de la contrée.

Sellenthin a un ami intime, Ulrich de Kletzingk, qui ne lui ressemble en rien : un homme doux, réfléchi, timide, effacé, de cœur dévoué, d’âme pure. Comment ces deux êtres si différens se sont-ils pris d’amitié l’un pour l’autre ? M. Sudermann a négligé de nous le dire, mais l’attraction des contraires est un phénomène assez fréquent pour que nous ne nous en étonnions pas. En partant, après son duel, Léo a recommandé à Ulrich sa famille, ses affaires, et sa cousine Félicitas, que son départ laissait malheureuse et compromise, bien que passant pour innocente. Résolu à s’acquitter sans réserves de tous ces devoirs, Ulrich lui a dit :

— De toi à moi, il n’y a pas de secret. As-tu été l’amant de Félicitas ?

Il a répondu non. Son ami n’a pas un instant douté de sa parole. En sorte qu’il a épousé Félicitas.

Ce mariage est le plus gros souci de Léo : profondément attaché à Ulrich, il craint que la femme ne trouble cette amitié ;