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ses Grandet. Ce que je comprends moins, c’est que le même écrivain, dont l’âme ne peut se déplacer, les observe sous des angles par trop divers. Dans le fait, ce qui nous plaît dans la nouvelle pièce de M. Sudermann, ce sont les scènes où, tout à coup, le drame dont il a l’instinct sort de la comédie où il est maladroit. Nous assistons sans y prendre beaucoup de plaisir aux intrigues compliquées de Mme Hergentheim, qui est veuve, pauvre, ambitieuse, pour placer avantageusement sa fille aînée ; notre intérêt se réveille quand, à la fin, ses plans ayant échoué, l’intrigante grandit et crie sa longue misère à l’homme riche qui faisait peindre des éventails à ses filles et dont l’une d’elles, la plus adroite et la pire, avait failli faire un beau-père :

— Savez-vous ce que coûte une livre de margarine ? Même ça, c’est cher, monsieur Winkelmann ! Et vous payez six marks une douzaine d’éventails ! Et il faut une demi-journée pour en faire un… Et les toilettes ! Il faut pourtant que des jeunes filles soient habillées… Et avec tout ça, monsieur Winkelmann, vous avez été notre bienfaiteur. Avant, nous faisions de la lingerie… Ali ! si vous aviez vu comme nous crevions de faim !… Et encore avant, quand les enfans étaient toutes petites… Je gagnais alors pour tout le monde… Oh ! alors, alors !… Et si le bon Dieu me disait : « Recommence ! » je recommencerais tranquillement tout… la misère… tendre la main… être mise à la porte, tout… tout !… »

On ne refait pas sa nature. M. Sudermann a le sens du drame que son instinct le pousse à saisir dans la vie, que son talent fait jaillir dans ses œuvres ; il ne réussit pas quand il cherche la comédie.


Il est revenu au drame dans le Passé.

Ce gros livre, d’une composition très serrée, un peu touffue, parfois un peu prolixe, est l’effort le plus considérable que M. Sudermann ait encore tente. Quelques-uns de ses motifs rappellent les ouvrages précédons. Il trahit la persistance des mêmes préoccupations, mais il a plus d’ampleur, du moins dans les intentions ; il vise plus haut. On dirait que l’auteur a voulu reprendre et résumer, avec plus de force, tout ce qu’il a dit jusqu’à présent, de manière à nous donner, pour ainsi dire, la somme de ses pensées, de ses expériences, le résidu de sa philosophie. En parcourant l’œuvre, nous verrous jusqu’à quel point il a réussi dans cette tentative.

Le personnage qu’il a choisi pour héros, Léo von Sellenthin, est un gentilhomme de cette Prusse Orientale qu’il aime à décrire, un vrai Junker, qui, à première vue, nous paraîtra un exemplaire assez médiocre de l’humanité. Il est vulgaire et