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l’écouter pour tenir le langage qui persuadera les Directeurs. Il parle, naturellement, quand il s’emporte, le langage qu’il a, dans sa jeunesse, entendu tenir à ses premiers maîtres en politique, les terribles proconsuls, dont la fureur était devenue une sorte de raison d’Etat. Ce fond de jacobin et de Comité de salut public reparaîtra chez Bonaparte dans toutes les grandes agitations de sa carrière.

Ses précautions prises, il pousse, selon une expérience qui lui a toujours réussi, l’exécution des mesures qu’il propose au Directoire. Il évacue les États autrichiens, ce qui lui permet d’investir Venise. Le 2 mai, il lance un manifeste où tous ses griefs sont exposés ; c’est la guerre. Le 12 mai, sur une injonction du général Baraguay d’Hilliers, le vieux gouvernement de Venise abdique ; un gouvernement provisoire, choisi parmi les patriotes, le remplace. Il n’aura d’autre tâche que d’occuper l’entr’acte et de tenir le devant de la scène jusqu’à la confiscation de la République, mais il remplira d’autant mieux son rôle qu’il le jouera plus ingénument. Je force les lagunes, écrit Bonaparte au Directoire ; je chasse de Venise ces nobles, « nos ennemis irréconciliables et les plus vils de tous les hommes… Après une trahison aussi horrible, je ne vois plus d’autre parti que celui d’effacer le nom vénitien de dessus la surface du globe. Il faut le sang de tous les nobles vénitiens pour apaiser les mânes des Français qu’ils ont fait égorger. » Ce discours était tourné de façon à faire tressaillir d’aise tous les anciens conventionnels. Entre la perspective de réunir Mayence avec la plus grande partie de la rive gauche du Rhin, et celle de sacrifier à l’Autriche les débris d’une oligarchie hostile, Bonaparte estimait que le Directoire n’hésiterait pas, et qu’en tous cas les principes n’entreraient nullement dans la balance. Il ne se trompait pas. Le Directoire n’eut qu’une pensée : réunir toute la rive gauche du Rhin à la France et adjoindre à la fois Venise et les Légations à la République lombarde, c’est-à-dire prendre davantage et donner moins que ne le stipulaient les préliminaires. Ce fut le fond des négociations qui s’engagèrent aussitôt et qui se traînèrent pendant tout l’été de 1797.


ALBERT SOREL.