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côté de l’Allemagne, la République éprouvait plus de mécomptes. L’armée de Moreau avait dû se replier, à l’automne de 1796 ; elle était réduite à vivre des reliefs de l’armée d’Italie.

Le Directoire commença à tout craindre de ce jeune homme dont il s’était obligé à tout espérer. Ce conseil, très médiocre, était non seulement rempli de contradictions dans ses vues, mais de rivalités entre ses membres. Sous l’impression de la retraite de Moreau, condamnés à redouter un succès qui les mettrait à la merci de Bonaparte, autant peut-être qu’une défaite qui les vouerait à l’animadversion populaire ; voyant grandir en France une impatience « d’en finir », dont profitaient les ennemis de la République ; effrayés à très juste titre par l’approche des élections d’un tiers des deux conseils, les Directeurs s’accordèrent, un moment, pour désirer la paix avec l’Autriche et tourner ensuite toutes les forces de la République contre l’Angleterre. Les uns y vinrent de parti pris, pour se conformer aux vœux de l’opinion, par prudence aussi et par crainte d’amener les armées à s’emparer de l’Etat ; les autres s’y résignèrent pour gagner du temps et par expédient. Parmi les premiers était Carnot, obsédé par les souvenirs de la Terreur, réfugié, pour ainsi dire, dans la Constitution, et disposé à se contenter de la Belgique et du Luxembourg. Le tourneur opinait comme Carnot, par discipline et par hésitation. Barras et Reubell voulaient la guerre et la limite du Rhin : Barras pour conserver le pouvoir avec les profits et les plaisirs qu’il y trouvait ; Reubell par esprit de suprématie, par esprit fiscal, l’esprit romain du comité de l’an III, dont il demeurait le représentant tenace et convaincu. Larevellière-Lépeaux, par haine de Carnot, suivait Barras qu’il méprisait et Reubell qu’il goûtait peu. Il votait avec eux, taisant, par orgueil, des idées que d’ailleurs il était incapable de tirer au clair et se réservant de montrer dans ses Mémoires, un quart de siècle après l’événement, qu’il n’avait rien compris au drame où il figure. Comparse solennel, dans les coups de théâtre[1], il s’excuse, devant l’histoire, d’avoir été dupe de Bonaparte : il a été dupe de ses propres illusions, ce qui est plus fâcheux pour un littérateur à prétentions de moraliste et de politique. Carnot attendait de Bonaparte le désintéressement civique ; Barras en attendait des subsides ; Reubell, des territoires à exploiter et à troquer ; Larevellière exigeait davantage, et l’on s’explique qu’il ait été le plus déçu : des révolutions en

  1. Les Mémoires de Larevellière-Lépeaux, imprimés depuis 1873 et connus des historiens par l’exemplaire du dépôt légal qui se trouvait à la Bibliothèque nationale, ont été récemment publiés. 2 vol. in-8o ; Paris, Pion. Voyez l’étude de M. de Vogué dans la Revue du 1er février.