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moment ; et que le reste de vos troupes, divisé en petits corps d’armée, mène surtout contre Napoléon une guerre de vivres ; qu’il s’efforce uniquement d’affaiblir et d’affamer l’envahisseur. Car c’est chez vous que vous aurez à vous défendre, et c’est la vie même de votre peuple qui sera l’enjeu de la lutte. Ne faites pas un pas sans avoir soigneusement garanti vos derrières. Si Napoléon veut la guerre contre vous, il la voudra au couteau, implacable et décisive, ne serait-ce que pour se réhabiliter de la guerre espagnole, qui a porté un tel coup à son prestige militaire. »

Ce mémoire est daté du 15 octobre 1810. Parrot y propose encore à l’empereur toute sorte de mesures à prendre ; notamment il l’engage à conférer la régence à l’impératrice, pendant qu’il sera éloigné de Saint-Pétersbourg. Mais ne suffit-il pas des fragmens que j’ai cités pour montrer combien fut sérieuse l’influence exercée par le professeur de Dorpat sur l’esprit d’Alexandre, et combien il y avait de réel génie politique chez cet obscur savant de province ?

Quinze mois plus tard, dans les derniers jours de 1811, Alexandre fit de nouveau appel aux conseils de son ami, il venait de chasser son ministre, le fameux Speranski. Celui-ci, ayant commis l’imprudence d’emporter chez lui certaines pièces officielles, avait été accusé par ses ennemis d’être de connivence avec Napoléon ; et le crédule Alexandre, non content de l’avoir chassé, était encore sur le point de le laisser condamner à mort. Il ne put s’y décider, pourtant, avant d’avoir consulté Parrot.

La réponse de Parrot fut, comme on pouvait s’y attendre, un pressant appel à la clémence. « Ce que vous m’avez appris de Speranski, écrit-il au tsar, me l’a fait voir sous le jour le plus défavorable ; mais, franchement, êtes-vous dans la disposition d’esprit où il faudrait être pour mesurer la part de vérité et la part de calomnie de ces accusations que vous m’avez rapportées ? N’oubliez pas que Speranski est haï surtout à cause de vous, et pour la grande faveur que vous lui avez accordée. Personne, dans l’empire, ne devrait être au-dessus des ministres, excepté vous seul, l’empereur. Et ne croyez pas que je veuille prendre la défense de Speranski : je sais au contraire qu’il a toujours été jaloux de moi, et ce que vous-même m’avez dit autrefois de son caractère ne m’a jamais donné le moindre désir de m’approcher de lui. Mais vous seul pouvez le juger : et vous n’avez en ce moment ni le loisir ni le sang-froid nécessaires pour le bien juger. Contentez-vous donc de le bannir de Pétersbourg, et de le mettre hors d’état de correspondre avec l’ennemi. Il sera toujours temps de lui trouver des juges, la guerre finie. »

On voit que Parrot en était venu à le prendre d’assez haut avec Alexandre. Peut-être même avait-il fini par s’impatienter de sa